Hommage à Francis Reusser par son ami Christophe Gallaz

Éloge du regard parti

par Christophe Gallaz

Mort du cinéaste il y a quelques jours à Bex, à l’âge de 78 ans. De celui qui tourna le très godardien Antoine et Cléopâtre puis Vive la mort, Biladi/Une Révolution, Le Grand Soir, Seuls, Derborence, La Loi sauvage, Jacques et Françoise, La Guerre dans le Haut-Pays, Les printemps de notre vie, Voltaire et l’affaire Calas, Ma nouvelle Héloïse et La Terre promise. Et maintes émissions documentaires pour la Télévision suisse romande elles-mêmes escortées de plusieurs œuvres brèves, parfois vite faites sur le gaz, comme on dit dans les cuisines. C’est-à-dire relevant d’une veine artisanale ne nuisant guère à leur fulgurance, comme ce Voir le voir en hommage à la peintre Émilienne Farny, propulsé dans l’espace public quelques décades à peine après la mort de cette artiste en 2014.

Une trajectoire productive, donc, au cours de laquelle sa personne et ses travaux auront côtoyé l’existence du public et de ses amis pour les enrichir de leur aura, comme ce le fut pour moi. Les enrichir par le moyen d’une présence attentive et généreuse qui se manifestait par intermittence au fil du calendrier, au hasard du non-hasard de la relation durable: selon les circonstances, les programmes de réjouissances conversationnelles ou dînatoires, ou les collaborations à mettre en place. Ou les enrichir par le moyen de son verbe, qu’il émettait de manière douce et néanmoins ponctuée, sur un mode d’autoallumage rhétorique fluvial, d’embardées contestatrices et de mises en perspectives subversives récurrentes oscillant entre l’enthousiasme et la désillusion.

Francis, en effet, n’avait de regard que pour le paysage de la nature et pour celui de la Cité modelée par l’Histoire façonnée non seulement par le peuple, mais aussi par ces architectes insignes du regard et de la pensée que sont les peintres, les essayistes et les écrivains. Telle fut sa façon d’être au monde et de le refaire sans relâche à sa manière, comme une Pénélope qui tisserait inlassablement sa toile sous les signes croisés de la ruse et de la sincérité. Visiter grâce au pouvoir de sa propre langue (qu’il avait belle) les sédiments patrimoniaux les plus altiers pour en tirer des images savantes et soyeuses captées parfois jusque dans leur brutalité, tel fut son noble exercice. Je n’aperçois pas, dans le paysage actuel du cinéma romand, de dons en éventail comparable.

La politisation râleuse et tranchante, le goût des dramaturgies nettes imprégnées de classicisme, et surtout le besoin de ne jamais se taire peut-être surgi d’une jeunesse en tumulte, lui seront restés continûment. Comme celui de rendre hommage aux grandes figures de l’art puisqu’il acheva, l’été passé, un scénario prenant pour thème la figure et le travail de Ferdinand Hodler. Terminus d’une œuvre avant sa dernière étape, donc, ou plutôt d’une avant-dernière, puisqu’il évoqua voici quelques mois, à l’adresse de la conseillère d’État Cesla Amarelle lui remettant le Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la Culture, la mise en chantier d’un nouveau texte. Non sans me chercher du regard au milieu du public assistant à la cérémonie puis lancer à la cantonade:

– Et Christophe Gallaz, il est ici?

M’apercevant alors qui levait le bras dans la foule et se retournant vers la magistrate, il lui fit dans un sourire:

– Eh bien même celui-là, Madame, il n’a qu’à bien se tenir, vous verrez!

Se tenir? On essaie, Francis.