« Repas du soir »

Numéro 18 – Juin 2008

– Ben qu’est-ce qu’il y a… ?
Anne a reposé sa fourchette dans son assiette, et me regarde avec tendresse. J’aime ces repas du soir, à la grande table. C’est l’occasion de se retrouver après une journée de travail, d’évoquer des projets. Soucieux, je hausse les épaules :
– Un texte que je dois livrer demain… et rien ne vient…

Ma compagne sourit. Depuis le temps que nous sommes ensemble, elle me connaît :
– C’est toujours comme ça.
Elle a raison. Qu’il s’agisse d’écrire une chanson ou une nouvelle, après avoir noté quelques idées sur l’ordinateur, je passe toujours par une phase de découragement. À croire que j’ai la tête vide, que je n’arriverai jamais plus à aligner trois mots de suite.
– C’est une question que j’aimerais traiter avec humour. Être suffisamment léger pour que mes arguments s’imposent aux gens comme des évidences, tout en les amusant. J’ai pensé à une sorte de parabole : un anthropologue qui aurait découvert, au fond de la jungle de Bornéo, deux tribus de Papous vivant dans des vallées voisines, et…
– Attends ! De quoi veux-tu parler ?

Entre autres qualités, Anne est curieuse, avide d’apprendre et de comprendre. Des défauts ? Elle n’en a aucun, voyons ! Qu’est-ce que vous allez chercher là ?
– Il s’agit de jeu, et d’argent… Il y a quelques années, le gouvernement suisse a autorisé les casinos. Il a ensuite attribué les concessions pour ces établissements : qui allait exploiter les salles de jeux, les tables de roulette, de black-jack ? Et, par conséquence, qui allait empocher les bénéfices ?
Sans saisir encore où je veux l’emmener, mon amour m’interrompt :
– Ça rapporte beaucoup ?
Je hoche la tête, puis :
– Il s’est trouvé deux camps opposés : d’un côté, ceux qui souhaitaient que cet argent, à travers des sociétés d’intérêt public, profite à l’ensemble de la population ; de l’autre, les partisans de la privatisation, qui trouvaient normal que les actionnaires des futures maisons de jeu bénéficient de cette manne.
– Le résultat ?
– Il convient souvent de tirer à boulets rouges sur tout ce qui rappelle, même de loin, la solidarité, l’entraide…
– N’exagère pas !
– Au bout du compte, et sous des prétextes divers, toutes les concessions, sans exception, ont été accordées à des privés.

Anne prend parfois un malin plaisir à se faire l’avocat du diable. Elle est aussi beaucoup plus modérée que moi, lorsque nous évoquons la marche du monde :
– Ces gens-là ont fait des investissements ! Ce sont parfois des mécènes…
– …qui consentent à donner, comme on ferait la charité, une infime partie de leurs énormes profits. Alors que ceux-ci iraient en totalité à la communauté, si nos Conseillers fédéraux avaient retenu la première solution. Il n’y a pas de comparaison possible.

Le ton, qui commençait à monter, se calme un peu. Nous nous sourions, complices, puis Anne reprend :
– Et tu voudrais revenir sur cette histoire ancienne ?
– Nous avons dans nos cantons une institution qui s’appelle la Loterie Romande. Qui distribue l’intégralité de ses bénéfices à des œuvres d’intérêt public…
– Je sais : elle soutient mon club de badminton, le musée des arts, le groupement des gens des hauts pays, le cinéma…
Française, bourguignonne plus précisé­ment, Anne, à son arrivée au village, avait été frappée par la richesse de la vie associative. Je poursuis :
– Maintenant les casinos attaquent les loteries pour leur rafler des parts de marché. Un affaiblissement de la Loterie Romande marquerait la fin des aides à des centaines d’associations, clubs de foot, sociétés théâtrales, maisons de retraite. Et au bout du compte leur disparition. Tout ça parce qu’on s’est fait enfiler l’idée qu’il faut tout privatiser, tout libéraliser…
– C’est de la folie, de la bêtise à l’état pur !
– D’où le texte que j’aimerais écrire… Ça se passerait donc à Bornéo, il y aurait deux tribus. Dans l’une, la totalité des bénéfices des jeux iraient à la communauté, tandis que dans l’autre…
– …les riches accapareraient tout… La ficelle n’est-elle pas un peu grosse ?
– Justement… Ou alors, je pourrais essayer d’écrire une espèce de fable : ‹ Le singe, c’est connu, est joueur par nature. Or son voisin le loup à la riche fourrure… ›

Je pousse un profond soupir, je termine mon verre de vin :
– Bon, j’y retourne…
– Ah non, tu ne vas pas te remettre maintenant à ton ordinateur !
– Mais…
– Une bonne nuit de sommeil, et tout viendra facilement, demain !
Après tout, elle me connaît, elle doit avoir raison… »