L’image à la recherche du sens perdu

Numéro 22 – Juin 2009

Un monde en représentation

L’enfant qui tête encore le sein de sa mère ne fait pas de différence entre lui-même et ce sein qui lui procure le plaisir qu’est l’apaisement de sa faim. Si sa mère lui retire le sein, il pleure, il crie, parce qu’il perd la partie de son propre tout qui lui donnait du plaisir. Il suffit que le téton lui revienne en bouche pour qu’il se retrouve finalement tout entier. Il faudra beaucoup de temps pour qu’il apprenne à considérer le sein et le corps de sa mère comme un Autre indépendant de lui-même mais quand même accessible dans un aller-retour permanent à l’intérieur d’un univers où lui-même et l’Autre ont chacun leur espace.

Nous nous trouvons souvent dans une situation semblable avec les écoliers ou les étudiants qui sont envahis par et dans un monde d’images qu’ils reçoivent avec de moins en moins de distance. Quelle différence y-a-t-il entre un film de guerre ou de violence urbaine et certaines images du télé journal relatant des événements similaires, entre un reality show reconstruit et la vie quotidienne de leur vécu, entre ce qu’ils peuvent lire dans Voici ou Gala, Le Matin ou Le Blick, les journaux gratuits ou la pub omniprésente, ce qu’ils peuvent voir sur Internet ou dans les grandes séries à la télé et ce qu’ils vivent ? Il y a une totale perte de la distinction entre soi et l’Autre, entre le réel et le virtuel, entre le vrai et le vraisemblable, entre l’argument de vente mensonger et la réalité de l’objet en cause. Bien souvent, l’écolier ne se met à croire qu’à ce qu’il voit et surtout à ce qui lui produit du plaisir maintenant, se considérant lui-même le centre de toute chose. On est, à un niveau individualiste, pas très loin de l’anthropocentrisme du christianisme au niveau collectif.

Les jeunes d’aujourd’hui reçoivent dès leur enfance une foule d’informations segmentées (TV, Internet et l’échange de ces informations entre eux) qui deviennent leur fonds de commerce inscrit beaucoup plus profondément dans le disque dur de leur cerveau que le contenu de l’enseignement qu’ils reçoivent à l’école. Ils supportent de plus en plus difficilement l’effort de l’apprentissage des « codes » et des « décodements ». Ce sont très rarement des coureurs de Marathon. Ils veulent la victoire tout de suite. Une course de 100 mètres est déjà longue pour eux. Ils réfèrent l’image à une autre image dans un jeu de miroir sans début ni fin. Une image, une représentation qui est une fin en elle-même, et qui peut-être n’a pas de début, c’est-à-dire qui n’occupe que l’espace et ignore la dimension du temps.

Leurs peurs ne sont parfois dépassées que par la violence immédiate, leurs désirs se résument souvent par l’obsession de la possession sur le champ de l’objet convoité, par le sexe ou par le vol. Quant à l’amour, il est souvent vécu en dehors de toute réalité, avec une volonté de le garder, de le préserver, enfermé dans un univers virtuel, donc friable à merci, dès la première intrusion un peu tenace de la réalité quotidienne.

À l’école obligatoire, l’histoire de l’art a été supprimée dans tous les pays occidentaux à l’exception de l’Italie. Quant à l’histoire des religions, elle est très rare. Cela donne des générations entières qui n’ont plus accès aux arts plastiques et à la littérature des derniers 25 siècles que superficiellement puisque ces siècles sont empreints de mythologie et de culture religieuse, et dont la lecture devient incompréhensible sans ce minimum de connaissances.

L’image doit donner tout et tout de suite

Quand deux enfants jouent au gendarme et au voleur, ils se donnent des rôles virtuels bien précis, rôles qu’ils peuvent même intervertir. Et chacun tue l’autre d’une manière virtuelle de manière à pouvoir continuer à jouer, après les morts successives virtuelles de chaque partie de ces jeux. Ces enfants déterminent la distribution des rôles et respectent les codes et les places dans la hiérarchie de chaque rôle afin de pouvoir continuer à jouer le plus longtemps possible sans casser le côté virtuel du jeu. Ils savent que lorsqu’on les appellera pour aller à table, ils interrompront ce jeu virtuel pour rentrer à nouveau dans la réalité, plus dure, moins ludique, mais essentielle.

Les jeunes d’aujourd’hui reçoivent dès leur enfance une foule d’informations segmentées

L’écriture et la lecture demandent un effort et la connaissance de codes qu’il faut maîtriser – et pourquoi ne pas dépasser plus tard. Mais il faut les connaître d’abord. Pour déconstruire, il semble utile de connaître auparavant les lois de la construction. Guernica et Les demoiselles d’Avignon n’ont pas précédé la période rose ni la période bleue de Picasso. Cette distance oblige et peut permettre à celui qui la pratique de faire référence à ce qui l’entoure en mettant de la distance entre ses émotions propres et les émotions des autres. Il est obligé de les traduire ou de les transcrire à travers un « langage » qui va lui permettre par l’effort, la distance et le temps nécessaire à ce travail d’accouchement de penser et repenser le vécu pour lui donner une nouvelle cuisson, et au lieu de faïence obtenir peut-être de la porcelaine.

La plupart des jeunes occidentaux n’ont pas vécu la guerre armée et la destruction massive, et les difficultés de la reconstruction aussi bien des biens matériels que celle des valeurs psychologiques et éthiques des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Ils n’ont pas eu l’obligation d’un effort obligatoire de survie… Ils sont nés dans un état de consommation si ce n’est passive, en tout cas très peu interactive. Ils consomment plus pour consommer ou pour montrer qu’ils ont le pouvoir de consommer que pour assouvir un besoin essentiel. L’espace devient plus important que le temps. Ils veulent occuper le plus d’espace possible sans prendre le temps de construire cet espace pour qu’il s’inscrive dans la durée.

L’image doit donner tout et tout de suite. L’écriture et la lecture utilisent une autre forme de temps, une autre forme de cuisson. Nous sommes dans une civilisation du micro-ondes, où l’on ignore la notion de faire mijoter un minestrone, faire vieillir un vin, goûter un style d’écriture ou une calligraphie, se pencher sur un texte difficile, enlever les mauvaises herbes, arroser régulièrement et à bon escient, écouter et parler moins, savoir observer le poisson au bord de la rivière, respirer les attentes et apprécier les lenteurs, reconnaître les changements de lumière et les mouvement des ombres, savoir jouer aussi bien avec les couleurs fortes qu’avec les demi-teintes, écouter les silences et leurs interruptions, se pénétrer de l’histoire ancienne pour ne pas refaire toujours les mêmes erreurs.
Mais tout cela prend du temps.

Le temps vaut la peine d’être vécu même pour un ver de terre

Donner ou redonner aux plus jeunes et aux enseignants le sens de la notion du temps. Pas celle du temps qui s’écoule, mais celle du temps dans lequel nous évoluons. Du temps dans lequel nous pouvons laisser des traces, des points de repère. Du temps que l’on peut remplir de vécu dans la connaissance de soi-même par la connaissance de l’Autre. Du temps que l’on prend mais aussi que l’on donne. Du temps de la vie de chacun, de ce temps très court « qui vaut la peine d’être vécu même pour un ver de terre », comme disait Charlie Chaplin. D’un temps où la course aux biens matériels peut être relativisé. D’un temps qui de temps en temps remet les pendules à zéro. Et la crise de société que nous vivons depuis quelques mois va de toutes façons relativiser également le type d’enseignement qui est donné aujourd’hui. On passe son temps à vivre d’extraits de temps sans s’installer vraiment dans le peu de temps historique et biologique qui nous est attribué. Nous vivons dans un zapping continu d’informations dans lequel nos élèves, nos étudiants, perdent le sens de leur histoire propre. Des informations pour elles-mêmes, qui ne permettent pas de mieux vivre, de mieux respecter l’autre, de mieux respecter l’environnement dans lequel nous évoluons. Ils ne reçoivent que des lambeaux qu’ils prennent pour des toges, et ils ne savent plus chaque jour regarder le soleil se coucher avec tendresse, car ils se croient éternels et indispensables.

Prendre du temps pour essayer de savoir qui l’on est ? Quelle peut être notre fonction dans la société ? Qu’est-ce-que l’on peut y apporter d’unique et d’essentiel ? Nous, enseignants et étudiants qui avons la chance de pouvoir transmettre et recevoir un peu de « savoir vivre ».