Sauve qui peut… la vie du théâtre romand

Numéro 30 – Juin 2011

En votation fédérale, le 26 septembre 2010, une majorité de 53,6 % des citoyens suisses a accepté les nouveaux durcissements de la loi sur le chômage imposés par la droite de l’échiquier politique et n’a pas suivi le référendum de la gauche et des syndicats qui en demandaient le rejet. Si l’on veut bien s’en rappeler le détail, ce résultat est encore plus rageant : le taux de participation a été extrêmement faible : 35,5 % seulement des citoyens et citoyennes suisses se sont exprimés. De plus, tous les cantons romands ont voté contre cette nouvelle loi (Jura : 76 % de NON, Neuchâtel : 68 %, Genève : 60 %, et les autres à plus de 55 %), de même que les régions francophones du canton de Berne, le Tessin et Bâle Ville ; tous les autres cantons, alémaniques, ont en revanche accepté que les cotisations soient augmentées, les prestations réduites et que la durée de travail nécessaire pour être pris en compte passe à 18 mois au lieu des 12 prévus antérieurement (ce qui était déjà, depuis quelques années, un net durcissement des conditions précédentes). Avec cette nouvelle situation et sa mise en application le 1er avril 2011, ce sont tous les intermittents du spectacle qui sont atteints dans leurs moyens d’existence, déjà bien faibles. La pratique actuelle des comédiens professionnels est clairement menacée de disparition. Depuis le déclenchement de cette crise, toujours en cours, deux groupes de personnes issues du milieu théâtral romand s’activent pour tenter de trouver des solutions : le Syndicat suisse romand du spectacle, dont c’est évidemment la vocation, et une équipe de comédiens et comédiennes réunis sous le nom de « Comité 12a ». CultureEnJeu ouvre ses colonnes à ces deux démarches, en souhaitant à toutes deux d’obtenir des résultats heureux pour la profession, de tresser des réseaux et contacts politiques, à Lausanne, à Genève et partout ailleurs dans le pays, car il faut bien sûr rappeler qu’un Alleingang romand n’a guère de sens, ni d’espérance de vie, dans notre pays où la majorité reste alémanique et à convaincre.

Du travail et (bien) payé !

Par Anne Papilloud, secrétaire générale du SSRS,
Syndicat suisse romand du spectacle

Depuis l’adoption de la révision de la loi sur le chômage, deux fronts se sont créés pour défendre les intérêts des professionnels du spectacle. Ils sont le signe de deux stratégies différentes, mais pas antagonistes. Le Comité 12a souhaite poursuivre son combat pour améliorer la prise en charge de l’intermittence par l’assurance chômage.

Le Syndicat Suisse Romand du Spectacle a décidé de se centrer à nouveau sur ses combats pour l’emploi et de quitter le Comité 12a une fois l’ordonnance adoptée par le Conseil fédéral. Le combat pour améliorer la prise en compte des spécificités de nos métiers par les différentes assurances sociales n’est certes pas terminé ! En dehors des aspects liés au chômage dont nous avons beaucoup entendu parler récemment, il faut souligner que le problème le plus important est sans doute la faible protection en cas de maladie (dans la plupart des cas, aucun droit au salaire et plus droit au chômage) et l’absence de retraite convenable (le 2e pilier n’est pratiquement jamais obligatoire). Nombreux sont les artistes qui, arrivés à l’âge de la retraite, se voient contraints de continuer à travailler ou de demander l’aide sociale. Cette situation est d’autant plus injuste qu’elle voit la précarité de la vie professionnelle se poursuivre au moment de la retraite. Avec les autres syndicats européens, nous revendiquons un véritable statut social de l’artiste qui corrige ces inégalités dans les différents secteurs de la protection sociale. Mais les combats à mener pour améliorer nos conditions de travail et nos salaires sont en tout cas aussi nombreux !

Le salaire minimum de 4 000 francs bruts de notre convention collective de travail (CCT) n’est pas toujours atteint dans les productions hors Union des Théâtres Romands (UTR), et il n’a pas été mis à jour depuis plusieurs années. Pour certaines professions, il est difficile à atteindre. Le SSRS s’est récemment prononcé pour un salaire minimum de 4 500 francs avec une échelle salariale en fonction des années d’expérience dans le cadre de la nouvelle Convention. Par ailleurs, même dans des théâtres de l’institution, tout n’est pas rose, certains techniciens sont encore engagés 10 mois par année et la CCT n’est pas toujours respectée en cas de coproduction. On voit donc que le chemin vers un véritable salaire minimum est encore long !

Le temps de travail est souvent sous-estimé et il est courant désormais de voir des contrats de deux mois ou moins pour une création théâtrale. Sans parler des stages payants qui servent d’auditions (payantes donc), des professionnels engagés comme figurants ou stagiaires, ou du fait que la production audiovisuelle ne fait pas la part belle aux comédiens romands. Quant aux autres professions, elles sont, elles aussi, touchées et il n’est pas rare aujourd’hui de créer un spectacle sans faire appel aux nombreuses compétences des professionnels « de coulisses », faute de moyens financiers suffisants. C’est pour sensibiliser le public et les élus à cette problématique que nous avons réalisé le projet 5600K, les artisans de l’ombre.

Il nous arrive régulièrement dans nos permanences de devoir soutenir des employés qui ne touchent pas l’entier du salaire promis, voire pas de salaire du tout, la « faute » au manque de subventions pour atteindre le budget. Il faut nous battre pour que le travail réellement effectué puisse être payé par les employeurs, y compris les compagnies indépendantes. Une grande partie d’entre elles ont soutenu notre demande aux « subventionneurs » d’augmenter les subventions pour permettre d’augmenter la durée des contrats. Nous avons, avec le soutien d’élu-e-s de différents législatifs, défendu des augmentations du budget destiné aux compagnies indépendantes de danse et de théâtre, avec succès à Neuchâtel, Ville et canton, Genève et Lausanne.

Les chantiers sont donc nombreux et les solutions prendront du temps pour être concrétisées. Les professionnels du spectacle vont donc devoir rester mobilisés et répéter haut et fort que « nous voulons vivre de nos métiers ! »


Le Mythe de Sisyphe

Par Julien Lambert, coordinateur du Comité 12a, et Jacob Berger, cinéaste

Difficilement obtenu, aussitôt suspendu par l’administration, le résultat des efforts du Comité 12a à l’échelle nationale, pour atténuer les effets destructeurs de la Loi sur l’assurance-chômage, appelle une plus vaste mobilisation. Pour trouver enfin des solutions durables, il faut à présent établir les données concrètes du coût social de la culture, que tous ignorent et dont beaucoup ne semblent même pas se soucier.

Le 11 mars, c’était fait. Après des mois d’intense lobbying, une mobilisation de toute la profession derrière le Comité 12a et surtout d’intenses débats autour et au sein du Conseil fédéral, l’article 12a de l’Ordonnance sur l’assurance-chômage était indexé en fonction des nouvelles exigences de la loi. La plus haute instance politique du pays reconnaissait qu’artistes et techniciens ne sont pas des profiteurs à évacuer, mais des travailleurs dont les conditions d’emploi nécessitent un cadre légal particulier. Et voilà que le Secrétariat à l’économie (Seco) donne ordre aux caisses de chômage de n’appliquer le nouveau mode de calcul qu’aux nouveaux délais-cadres, alors que ceux déjà ouverts ont presque tous vu leurs indemnités revues à la baisse, rétroactivement, dès le 1er avril !

Le Comité 12a ne s’est bien sûr pas accommodé du retardement injuste d’une mesure prévue avant tout pour éviter dans l’immédiat les effets destructeurs de la loi sur le tissu culturel suisse. Un avis de droit officiel, commandé par la Ville de Genève, démontrait que cette directive était contraire au droit. À l’heure où cet article est écrit, le Seco réserve sa réponse. Entre-temps, les cas d’intermittents privés de tout revenu se multiplient déjà.

D’ici peu, de la prise de conscience de l’administration aura découlé le sauvetage provisoire de nos professions, ou à l’inverse la proclamation de leur inadéquation au système. Quoi qu’il en soit, les jonglages de l’administration avec les articles d’ordonnance dont dépend la survie sociale des milieux culturels, le besoin de devoir réexpliquer en permanence la dépendance structurelle de nos professions à l’égard du chômage, à l’heure même où des artistes confirmés tiennent en main la lettre attestant de leur faillite imminente, prouvent une méconnaissance généralisée des données qui font la réalité quotidienne des pratiques artistiques professionnelles.

Il est instructif de rencontrer la population autour d’une pétition et d’un stand d’information, comme ceux lancés récemment par le Comité 12a à Genève et Lausanne. Plus personne n’a besoin d’être convaincu de la nécessité sociale d’une scène artistique riche et diverse ; mais les gens tombent des nues en apprenant l’amplitude de notre précarité.

L’urgence sociale commande d’assurer enfin des structures spéci­fiques, à même de rendre viable l’exercice des professions artistiques dans notre société, et non plus parasitaire ou vaguement accommodé à des normes inappropriées. Les premiers outils à créer sont ceux qui renseigneront les données concrètes du problème : combien sont les artistes et techniciens reconnus par un diplôme ou une expérience professionnels ? Quelles ressources assurent la rémunération de leur travail ? Quelle part de ce travail n’est pas comprise dans la durée contractuelle de leurs emplois ? Combien la société doit-elle garantir pour qu’à l’année ces travailleurs puissent vivre normalement ? Un artiste ne peut pas gagner plus que ce que les réalités du marché lui permettent de réaliser. En aucune façon il ne doit être contraint d’exercer, dans un vain numéro d’équilibrisme, une autre profession que celle qui lui a acquis une légitime reconnaissance. Notre société n’est pas sensibilisée à cette réalité. Elle ne dispose surtout pas des chiffres pour évaluer réellement ce que coûte la culture à l’État – mais aussi ce qu’elle lui rapporte.

Toujours dans le seul but d’agir plutôt que de discourir, le Comité 12a a entamé une vaste démarche de recensement, en commençant à chiffrer les pertes de chacun suite à la révision de la loi, les trous que devront immanquablement combler, pour raccorder le cycle de leur rémunération, les instances cantonales auxquelles le problème est relégué de facto. Mais pour fournir les clés d’une solution durable, arrêter de rouler un éternel rocher sur une colline savonneuse, ce travail d’investigation demande bien sûr l’implication de tous : de ceux qui détiennent les chiffres comme de ceux qui en dépendent.