La vie à pile ou face

Numéro 40 – Décembre 2013

A-t-on réfléchi à cet étonnant paradoxe ? Le temps est à la fois le conjoint fidèle et l’ennemi intime de toute presse périodique. Hors du temps, bien sûr, elle n’existerait pas ; mais d’un autre côté, son angoisse fondamentale, son défi métaphysique, son suspense permanent est de parvenir à… durer. Contrairement aux livres qui, une fois imprimés, représentent une entité complète, pour ainsi dire close, un vécu qui peut se suffire à lui-même, le périodique, le jour où il cessera d’être produit (et ce jour arrive toujours), sera à peu près immanquablement considéré comme une expérience plus ou moins ratée, avortée et frustrante. Même si l’on peut et veut se consoler à l’idée qu’un titre a duré vingt, cinquante, voire deux cents ans, il reste toujours un arrière-goût amer, lorsqu’on pense que l’on aurait pu, peut-être, en faisant mieux, en agissant à des moments plus opportuns, en faisant preuve de cette étincelle de génie qui nous a probablement fait défaut, tenir quelques années, même quelques mois de plus… C’est bien par cet aspect, d’ailleurs, qu’une publication périodique ressemble étrangement à nombre de relations amoureuses !

Ces considérations nous expliquent pourquoi l’anniversaire d’un journal ou d’un magazine peut rarement s’assimiler à un exercice dans le genre du triomphalisme : toujours, la décennie ou le lustre qui a été arraché à l’adversité ambiante sera vécu comme un ultime banquet avant l’hiver, comme une fête nostalgique préparant un grand départ ou une périlleuse traversée. Tout autour, les menaces grondent, et il faut un certain zeste de folie, un soupçon d’insouciance et même d’inconscience, pour oser proposer de s’abandonner à de joyeuses célébrations sous un ciel aussi noir. Tels qu’ils sont toutefois, les anniversaires des revues ont un charme unique : celui d’une amitié ou d’un amour toujours précaires, mais d’autant plus purs et idéals !

Entre humeur dépressive et euphorie idiote, le numéro-anniversaire doit donc trouver sa voie. Il pourra par exemple rappeler la richesse des moments partagés par une communauté (car les lecteurs d’un périodique sont bel et bien une communauté, même si les rapports « horizontaux » – de lecteur à lecteur – y sont globalement bien plus faibles que les rapports « verticaux » – entre auteurs et lecteurs). Ce vécu, assurément, n’est pas rien. Réunir autour d’un morceau de papier un réseau d’intelligences et de sensibilités susceptibles de vibrer dans une certaine harmonie, c’est là une tâche qui demande beaucoup de temps, de travail, de créativité. Et c’est bien ce qui nous décourage le plus lorsque nous voyons disparaître un titre : un lien social se coupe alors, qu’il faudra tenter, patiemment, de reconstituer ailleurs ; un lien social qu’il coûte toujours mille peines de construire, et qui se dilue si facilement ; un lien social sans lequel vivre ensemble n’aurait pas beaucoup de sens ; sans lequel la démocratie elle-même ne serait qu’un mirage.

Un lien social sans lequel vivre ensemble n’aurait pas beaucoup de sens ; sans lequel la démocratie elle-même ne serait qu’un mirage.

Le numéro-anniversaire peut aussi choisir de se projeter dans l’avenir. Il sera alors forcé de le faire en multipliant les questions, et en dosant prudemment les rares éléments de réponse disponibles… Ce peut être aussi l’occasion d’ouvrir une fenêtre insolite, de surprendre le lecteur, de lui proposer une expérience transgressive, loin des habitudes du titre, voire franchement au-dessus de ses moyens : une ultime cène qui, en lieu de pain sans levain, ne serait composée que des mets les plus extravagants, des vins les plus chers… Laissant la ciguë aux vrais sages, en esprits profanes et modestes, nous pourrions légitimement être tentés de périr dans un étourdissant déploiement de luxe : s’il faut mourir, faisons-le donc avec panache !

Il faut un certain zeste de folie, un soupçon d’insouciance et même d’inconscience, pour oser proposer de s’abandonner à de joyeuses célébrations sous un ciel aussi noir.

CultureEnJeu n’a pas dans ses perspectives immédiates de s’abîmer dans un tel éclair multicolore, son destin ne sera pas (pour l’instant du moins !) celui d’une telle supernova. Quelques années d’existence supplémentaires ont pu être arrachées ; ce qui, fait sans facilité, représente néanmoins, dans le contexte actuel, un véritable luxe, un privilège même, que de nombreux confrères seraient bien en droit de nous envier. Les lignes qui précèdent feront bien sûr comprendre que notre soupir de soulagement ne saurait porter à la suffisance ; tout nous pousse au contraire à nous réjouir un peu silencieusement, presque gravement, en considérant tout ce qu’il sera possible de réaliser à la faveur de l’espace de vie qui s’ouvre devant nous. Il va sans dire que les projets sont nombreux, et que nous sommes impatients de relever les défis à venir. Si nul n’a jamais su inventer le cristal où lire l’avenir, nous pouvons déjà prendre quelques paris, et être convaincus que les destinées de notre vie culturelle présenteront leur lot de surprises, d’interrogations et de mobilisations, quelle que soit par ailleurs la direction dans laquelle notre monde aura décidé de s’engager.

Le temps est à la fois le conjoint fidèle et l’ennemi intime de toute presse périodique.

Tel un danseur ou un trapéziste lancé dans ses évolutions, un périodique a pour sujet de dompter le temps ; d’apprivoiser un être dont la nature nous est totalement inconnue. À aucun moment, il ne sera question de se considérer comme maître du jeu – cela serait bien trop dangereux. Mais lorsqu’il faut sauter, reculer n’est plus permis ; s’arrêter, se regarder faire, ne peut amener que la mort ; et si l’issue finale ne fait pas de doute, c’est dans son mouvement, parfois fébrile, parfois gracieux, que le funambule sait trouver la véritable noblesse. Son numéro pourra alors ressembler aux histoires d’amour les plus vraies : celles qui ont besoin, à chaque instant, qu’on les réinvente ; qui grandissent, mûrissent et durent par un acte permanent de la volonté, de l’attention, de la tendresse.