L’investissement culturel… entre sponsors et mécènes

Numéro 48 – Décembre 2015

Long terme et système D

La culture a un prix… Certes. Mais celui-ci varie fortement de cas en cas : comparée à la construction d’un palais ou à la création d’une symphonie, la publication d’un roman, par exemple, peut être une opération relativement peu onéreuse ; bien sûr, il faudra loger, nourrir, vêtir l’auteur pendant un certain temps ; il s’agira également de rémunérer l’imprimeur, l’éditeur, le libraire… Rien à voir toutefois avec les factures d’une entreprise de construction ! Il est aussi possible que le livre en question rencontre le succès, permette de rembourser rapidement les frais qu’il aura occasionnés, dégage même une plus-value. Ce cas, qui n’est pas théorique, reste néanmoins très minoritaire dans l’univers des productions culturelles : la plupart du temps, les coûts seront bien plus élevés, et la rentabilité ne pourra venir qu’à long, voire à très long terme – si elle vient jamais ! Mais en contrepartie, que faudrait-il dire de la longévité de certains « produits » culturels ? Elle peut être tout à fait exceptionnelle, comme en témoignent par exemple les fresques de Lascaux, qui attirent aujourd’hui encore, 20’000 ans après, des milliers de visiteurs…

Indéniablement, la situation est complexe : comme c’est le cas pour la recherche, il est essentiel, en matière culturelle, de ne renoncer à aucune voie intéressante ; faute de quoi, on prendrait le risque de passer à côté de découvertes essentielles. Entre toutes ces propositions, il faudra ensuite que s’opère un tri qui peut prendre des décennies, des siècles même, mettant en jeu de très nombreux intervenants : public, collègues, critiques, historiens… Un projet culturel a donc besoin, avant tout, d’investisseurs à l’admirable patience, pour qui le cas échéant plusieurs décennies d’attente ne paraîtront pas un obstacle rédhibitoire ! Le fait que le bénéfice de l’opération ne soit pas récolté par eux, mais par leurs descendants (ville, région, pays ou famille) ne saurait empêcher que le calcul soit cohérent.

Gérer tant de paramètres semble déjà un affreux casse-tête. Si l’on ajoute à cela que la science économique actuelle n’est pas capable de prédire l’évolution de la situation à plus de six mois, on mesurera toute la difficulté d’opérer des choix fondés dans le domaine de l’investissement culturel. Que faire, dès lors ? Disons que, depuis quelques millénaires, on tâche de se débrouiller… Au cours des âges, ce financement a pris des formes diverses ; actuellement, dans nos pays occidentaux, il est usuel de distinguer trois piliers fondamentaux : subventions, mécénat et « sponsoring » – affreux anglicisme, pour lequel nos amis québécois recommandent l’équivalent « parrainage » (et pour « sponsor » : « commanditaire »). La première catégorie, celle des subventions, provient d’impôts et de taxes, et est redistribuée par le pouvoir politique – sinon par des élus, du moins par des responsables désignés par ces derniers ; on parle donc « d’argent public ». Et on y oppose l’argent « privé », émanant de particuliers fortunés ou d’entreprises – c’est-à-dire du produit du négoce ; quant à la différence entre mécénat et sponsoring, elle tiendrait au fait que le second suppose une contrepartie précise, par exemple publicitaire, au contraire du premier qui n’attend pas de retour – du moins pas de manière directe. Caractère > < privé et désintéressement sont toutefois deux critères assez flous ; tenter de les préciser nous en apprendra beaucoup sur la dynamique générale du système. Commençons par un petit retour dans le temps…

Ducs, rois ou papes, l’immense majorité des mécènes de la fin
du Moyen Âge et de la Renaissance confondait allègrement
les ressources fiscales de leur juridiction avec leur patrimoine personnel.

Malgré la présence dans leurs rangs de quelques banquiers ou grands commerçants (Jacques Cœur, la dynastie Fugger…), l’immense majorité des mécènes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance furent des rois, des ducs, des papes, confondant allègrement – comme il était d’usage à cette époque – les ressources fiscales de leur juridiction avec leur patrimoine personnel. Même si l’on souhaite conserver pour ces grands personnages le terme de « mécènes », il semble préférable de placer leur intervention dans la catégorie des aides étatiques : il s’agit en fin de compte de l’argent du peuple. On peut en dire autant pour les princes hellénistiques ou les Empereurs romains. Même de nos jours, une certaine interaction entre argent privé et pouvoirs publics n’est pas rare : il existe en effet diverses sortes d’incitations fiscales visant à encourager le mécénat ; concrètement, l’État accepte de se priver d’un certain volume de ses recettes, dans le but de stimuler l’activité philanthropique. Avec, parfois, des conséquences surprenantes : ainsi, lorsque l’administration du président Ronald Reagan, dans les années 1980, décréta des baisses d’impôts massives, elle fit chuter l’attractivité des dons philanthropiques défiscalisés ; ce qui eut l’effet inattendu de réduire les moyens à disposition de la culture ![1]

Voyons maintenant ce qui concerne les motivations : il existe (on ne le niera pas) des cas de générosité non calculée. Citons l’action de Louis II de Bavière : tombé amoureux de la musique de Richard Wagner, il permit à ce dernier d’achever son Anneau du Nibelung, construisit même pour lui le théâtre de Bayreuth – au grand désespoir de son ministre des finances ! En revanche, le mécénat des princes italiens de la Renaissance ne fut assurément pas libre d’arrière-pensées ; certes, ces grands seigneurs appréciaient l’art d’un Michel-Ange, d’un Véronèse ou d’un Josquin Desprez ; mais il leur importait aussi de ne pas se laisser éclipser par leurs rivaux, et d’affirmer ainsi, par le prestige de leur cour, la prééminence de leur pouvoir. Culte du beau, narcissisme et soif de puissance semblent ici indissociablement liés. Le calcul n’était pas inepte d’ailleurs, puisque nous nous souvenons d’eux aujourd’hui non pas pour leurs victoires militaires (qui leur ont certainement coûté bien plus cher), mais pour l’aide qu’ils ont apportée à Monteverdi, à Mantegna ou à l’Arioste.

Dans l’univers des productions culturelles, la rentabilité ne pourra venir qu’à long, voire à très long terme
 – si elle vient jamais !

Si l’on peut interroger la figure du mécène, ne doit-on pas aussi, à l’inverse, questionner celle du « sponsor » ? Par définition, son action semblerait ne pas pouvoir être gratuite ; mais est-on bien sûr que les prédilections personnelles de tel ou tel chef d’entreprise sont sans influence sur son choix de soutenir telle ou telle activité culturelle, sportive ou éducative ? Le calcul pourrait bien ne pas être purement mercantile, mais répondre à des critères personnels, émotionnels, plus ou moins gratuits. Comme on le voit, les cas de figure sont nombreux, les nuances infiniment variées. Venons-en pour terminer à un point qui peut fâcher : à des niveaux divers, les apports de chacun des trois « piliers » sont de nature à limiter la liberté de l’artiste ; il serait en effet difficile à ce dernier d’exprimer dans son œuvre des idées hostiles aux activités de son sponsor ; avec un mécène, la liberté est peut-être un peu plus grande ; et on osera le maximum d’impertinence avec l’argent public, car les élus peuvent être relativement éloignés des gens auxquels ils ont confié la gestion des budgets culturels (on se souviendra notamment ici de la fameuse « affaire Hirschhorn » de 2005). De tels cas sont exceptionnels toutefois ; l’autocensure est probablement bien plus fréquente. Et de manière générale, à défaut d’être prêt à un minimum de compromis ou d’omission, il est à supposer que le bénéficiaire court le risque de voir se tarir tôt ou tard le flux financier…

Un projet culturel a besoin, avant tout, d’investisseurs à l’admirable patience.

Seuls échappent en somme à ce dilemme les artistes déjà enrichis par leur œuvre – tel Chaplin, qui finança lui-même son immortel Great dictator. Une autre possibilité garantissant l’indépendance est le fameux « job alimentaire » ; à l’instar d’un Stéphane Mallarmé, qui végéta toute sa vie comme professeur d’anglais ; ou d’Hector Berlioz, plus connu un temps pour ses chroniques musicales que pour ses compositions ; la chose ne semble pas être limitée au passé puisque, paraît-il, plus de 90% des auteurs publiés actuellement par Gallimard assurent leur subsistance en travaillant dans l’enseignement secondaire ! Mettons donc à jour notre modèle théorique, et proposons de reconnaître ici un quatrième pilier, aussi massif qu’invisible : on considèrera dès lors ces personnages comme autant d’« auto-investisseurs culturels ». Mais cette liberté a un prix… celui du temps passé à ces activités annexes. D’autres enfin ont été encore plus radicaux, en vivant de l’air du temps, comme Schubert et Van Gogh ; mais ils n’ont guère fait de vieux os.

À chacun donc sa solution : se fier à ses seules forces est envisageable pour un écrivain ou un peintre, mais impossible à la plupart des cinéastes ; solliciter l’industrie du tabac ou de l’armement sera impensable pour maint romancier, moins sensible pour un architecte. Souvent, il faudra tâtonner ; toujours, l’objectif doit rester devant nos yeux : faire vivre l’œuvre. Pour cela, l’artiste doit être prêt à descendre de son piédestal pour se confronter à la matière ; tout en gardant à l’esprit que la solution parfaite n’existe pas.

[#1] Françoise Benhamou : L’Économie de la culture, Paris, 2004.