Un dessinateur & un scénariste de BD Pitch Comment

Numéro 42 – Juin 2014

Ce samedi 29 mars dernier, le ciel était radieux sur Delémont qui avait décidé de s’offrir toute une journée entièrement dédiée à la BD. Peut-être en souvenir d’une manifestation d’il y plus de 30 ans où l’on avait commencé à parler un peu BD dans la cité jurassienne. « À l’époque, rappelle Jean-Claude Guerdat, président de Delémont’BD, il s’agissait surtout de faire un travail de dépoussiérage, de sensibilisation, de découverte car la BD était considérée comme un sous-art, comme un simple divertissement destiné à la jeunesse. J’entendais des parents dire : “Je m’inscris à la bibliothèque, mais le petit je l’inscrirai quand il saura lire, il prendra des Tintin.” Ou d’autres : “J’inscris le petit à la bibliothèque pour qu’il puisse regarder des bandes dessinées, et quand il saura lire il prendra de vrais livres ».

Ce jour-là, toute la ville est au rendez-vous, et déjà en gare, à la descente du train, Suisses-allemands et Suisses-romands se mélangent pour aller rencontrer, dans la cour et dans la halle du château, leurs dessinateurs préférés : Rosinski (Thorgal), Derib (Yakari, Buddy Longway), Jigounov (Alpha, XIII), Cosey (Jonathan), de Groot (Léonard, Robin Dubois) Cauvin (Les Tuniques Bleues, Cédric) ou Mara (Clues), sans oublier ni Julie Rocheleau (La Fille invisible, La colère de Fantômas) et Julien Paré-Sorel (Léthéonie), deux invités québécois, ni les auteurs jurassiens du coin. Deux d’entre-eux me paraissent de bon larrons qui semblent avoir fait pas mal de bêtises ensemble pour avoir un air aussi complice dès qu’on s’adresse à eux. Camille Rebetez est le scénariste et Pitch Comment le dessinateur des trois premiers volumes des Indociles : Lulu, fin des années soixante ; Siddhartha, années septante ; Martina, années quatre-vingt. On attend avec impatience le quatrième volume : Joseph, années nonante pour découvrir la suite des aventures de Lulu, de Joseph et de Chiara, de leurs parents, de leurs enfants, de leurs voisins, de leurs amis pendant quatre décennies dans un Jura où nos deux auteurs du cru nous plongent de telle manière qu’on ne sait plus vraiment où commence la fiction et où s’arrête l’histoire rude et travaillée de cette région lourde de contraintes et de rébellions.

Quand je leur demande comment ils se sont connus, un clin d’œil entre eux et j’ai droit à la version suivante :
Camille Rebetez : On s’est connus à l’occasion d’un match à la télé. J’avais entendu parler de Pitch, mais je n’avais jamais mis un visage sur son nom.
Pitch Comment : Moi aussi. Je pensais même que c’était une fille avec un tel prénom. Une petite, intellectuelle et intelligente.
CR : Et comme, quand je regarde un match de foot, je suis de très mauvaise foi, je fais sortir tout le vilain garçon qui est en moi ; j’insulte les joueurs. À chaque fois que je faisais un commentaire, il y avait quelqu’un, juste à côté de moi, qui répliquait avec des remarques trois fois pires que les miennes. C’était Pitch Comment.

Pourquoi lui répondais-tu ?
PC : Mais, parce que j’ai ça dans le sang. J’en rajoute toujours un petit peu. C’est mon côté jurassien. Mon côté caricaturiste aussi !
CR : Et c’est bien. Comme il a beaucoup d’esprit, c’est assez facile de rebondir. Cela devenait presqu’un concours à celui qui en faisait et en disait le plus.

Comment en êtes-vous arrivés à travailler ensemble ?
CR : Avant d’aborder la BD, j’avais déjà écrit plusieurs pièces de théâtre. Je pensais alors pouvoir entrer facilement dans ce nouvel univers, mais très vite j’ai découvert que  l’écriture d’une bande dessinée demande un procédé d’écriture complètement différent de celui de la scène. Il faut laisser beaucoup de place à l’image. Tout ce que l’image peut raconter sans texte c’est bien, c’est même très bien. L’écriture doit arriver presque par défaut.

Pour Les Indociles, est-ce que vous avez décidé d’écrire ensemble ou bien, c’est toi Camille, qui a écrit un scénario et l’a proposé à Pitch ?
PC : Comme l’on bossait ensemble sur une pièce de théâtre qu’il avait écrite et dont je faisais des décors avec mon amie, à force de lire et de relire la pièce, je me suis dis que l’on pourrait en tirer des petits extraits et en faire des petits strips en trois cases, car elle contenait des dialogues qui avaient le sens de la formule, qui tenaient debout très bien tout seuls. J’ai donc proposé à Camille de construire des petites histoires, dans le genre Retour à la terre, dont le fond tienne en trois cases.
CR : Et moi j’ai répondu : « Non, ça ne m’intéresse pas. » Des strips de trois cases, ce n’est pas quelque chose qui m’inspire. Par contre, sa proposition a fait écho à une idée que j’avais en tête depuis quelques années. Je voulais faire une grande saga qui se déroule dans l’arc jurassien revisitant toutes les utopies qui ont circulé depuis les années soixante jusqu’à aujourd’hui. Je lui ai alors dis : « Je ne veux pas faire tes trois cases, mais je suis d’accord qu’on fasse une saga en six volumes. »
PC : Moi, je pensais me la couler douce en faisant mes petits strips en trois cases, tranquille, tranquille. Et voilà qu’il arrive avec ses six volumes, un machin monstrueux !

À partir de ce moment, comment avez-vous travaillé ensemble ?
PC : Au début, cela a été un peu une partie de ping-pong. Camille m’envoyait des scènes. Je les dessinais. Il les retravaillait…
CR : On a cherché, on a erré pendant un certain temps pour trouver à peu près la forme. Puis j’ai commencé à écrire et à donner à Pitch une partie du scénario sans lui en révéler la suite. Il dessinait. Puis je lui en donnais encore un petit bout. Et ainsi de suite. C’était très amusant, même si ce n’était pas la méthode la plus efficace. Maintenant, on revoit au fur et à mesure de chaque volume la méthode de travail ; on essaie de l’améliorer. N’ayant pas étudié au départ l’écriture de la BD, il était inévitable de faire des erreurs de parcours.

Au niveau des plans, comment travaillez-vous ? En vous inspirant de certains films ? D’autres BD ?
PC : En fait, je ne réfléchis pas franchement au plan à l’avance. J’essaie de travailler plutôt de manière instinctive. Au début, j’étais plus basique. Maintenant, j’illustre les scènes avec plus de détails. Et le plan s’impose de lui-même.
CR : Tant est si vrai que souvent, lorsqu’il me montre un dessin, je ne sais plus ce qui vient de moi ou ce qui vient de lui. Mais peu importe. C’est le résultat qui compte. N’étant pas un auteur de roman, mais de théâtre, je sais que la vérité du texte passe à travers la performance de l’acteur. Dans notre cas, la vérité passe à travers la planche. Et ce n’est pas facile de comprendre et de trouver la vérité dans la planche.
Derrière moi, quelques jeunes bédéphiles attendent impatiemment que nos deux auteurs leur dédicacent le volume des Indociles qu’ils tiennent précieusement sous le bras. Je leur cède volontiers la place, sachant que de toute façon je vais retrouver chaque semaine Pitch Comment à travers ses dessins de presse dans Vigousse, le petit satirique romand, et que j’aurai certainement l’occasion d’aller voir un jour une pièce de Camille Rebetez au Théâtre AmStramGram à Genève ou au Petit Théâtre à Lausanne.