Interview de Jean Guinand : Nouvelle loi sur les jeux d’argent

Numéro 42 – Juin 2014

Le 30 avril, le Conseil fédéral a mis en consultation le projet de nouvelle loi sur les jeux d’argent. Jean Guinand, co-président de la Commission d’étude sur la politique des jeux d’argent, a participé à l’élaboration du projet de loi au nom des cantons et nous livre ses commentaires.

Quelle est votre appréciation générale du texte soumis à consultation ?
Jean Guinand[1] : Il convient tout d’abord de souligner que le projet de loi proposé est équilibré et homogène. Il permet la mise en œuvre concrète de l’article 106 de la Constitution, qui a été largement plébiscité par le vote des citoyens le 11 mars 2012. Fruit d’importants travaux préparatoires, le projet tient compte des intérêts de tous les acteurs concernés et comporte des compromis pertinents sur des questions sensibles, comme la protection des joueurs contre le jeu excessif. Tout en posant les bases d’une exploitation moderne et attractive de tous les jeux d’argent en Suisse, le projet renforce la protection de la population, notamment des mineurs et des personnes vulnérables. Il garantit aussi qu’il n’y aura pas de privatisation des bénéfices, conformément à l’exigence d’utilité publique de la Constitution.

L’affectation des bénéfices à des buts d’utilité publique est donc garantie ?
JG : Le projet de loi garantit en effet que les bénéfices nets des sociétés de loterie seront toujours affectés entièrement à des projets d’utilité publique, de même que les impôts versés par les maisons de jeu contribueront pour une large partie au financement de l’AVS/AI. Swisslos et la Loterie Romande pourront donc continuer à jouer un rôle primordial dans le soutien aux projets caritatifs, culturels, sportifs et environnementaux. Les bénéfices nets des deux sociétés de loterie, qui atteignent près de chf 550 millions par an, seront toujours versés aux organes de répartition des cantons, qui disposeront, comme c’est le cas actuellement, d’une grande marge de manœuvre pour l’attribution des dons. Il faut toutefois rappeler la nécessité de prévoir un cadre législatif qui soit adapté à la mission et aux responsabilités des loteries. Dans un environnement toujours plus concurrentiel, celles-ci doivent pouvoir rester compétitives tout en étant socialement responsables. Le soutien à des milliers d’associations en dépend.

Les nouvelles définitions des jeux d’argent constituent un élément essentiel du projet. Pour quelles raisons ?
JG : Ces nouvelles définitions, basées sur l’article 106 de la Constitution, permettent d’établir un équilibre fondamental dans la répartition des compétences entre la Confédération et les cantons. La distinction entre le domaine des maisons de jeu (Confédération) et celui des loteries (cantons) ne repose plus sur le critère dépassé du plan des lots, qui est à l’origine de différents litiges. Pleinement adaptées à l’évolution du secteur des jeux d’argent, les nouvelles définitions prennent en considération les lieux de vente et le mode de participation pour différencier les deux domaines. Elles s’appliquent également aux jeux en ligne. Dans ce secteur aussi, elles garantissent une complète séparation entre l’offre des loteries et celle des casinos, évitant ainsi que l’une ou l’autre ne soit désavantagée. Modifier ces définitions affecterait l’équilibre entre les différents exploitants et péjorerait l’attractivité de leurs offres sans pour autant diminuer les dangers pour la population.

La prévention du jeu excessif est précisément l’un des objectifs de la nouvelle loi. Que peut-on dire des mesures prévues ?
JG : Les mesures prévues dans le projet de loi assurent une protection efficace et adéquate, par le biais de modérateurs de jeu, de l’exclusion des joueurs problématiques ou encore des limitations en matière de publicité. À la fois souples et adaptées aux facteurs de risques, elles permettent de tenir compte des spécificités des jeux, du mode d’exploitation ainsi que des évolutions technologiques. Sous la tutelle des autorités de surveillance, les exploitants seront tenus de prendre les mesures appropriées à leurs offres respectives. De plus, il est assuré que les cantons continueront de percevoir auprès des sociétés de loterie une taxe contre la dépendance au jeu pour le financement des programmes de prévention, de conseil et de traitement de l’addiction au jeu. Au vu de l’ensemble du dispositif, qui prévoit également la création d’une commission consultative réunissant des spécialistes de l’addiction, le projet de loi comporte des exigences qui feront sans doute de la législation suisse une des plus sévères d’Europe.

La lutte contre les jeux illégaux est-elle mieux prise en considération ?
JG : En raison des dangers bien réels liés à la criminalité, au blanchiment d’argent ou à la dépendance, la lutte contre l’offre illégale, qui représente en Suisse un revenu brut des jeux de chf 300 millions, est clairement une nécessité. À cet égard, le projet de loi a l’avantage de prévoir plusieurs champs d’intervention. D’une part, il fixe des conditions-cadre qui permettent aux maisons de jeu et sociétés de loterie de rester compétitives afin d’orienter les joueurs vers l’offre légale, qui apporte les garanties nécessaires du point de vue de la protection des joueurs. Il prévoit, d’autre part, des mesures concrètes pour endiguer l’offre illégale comme le blocage des sites Internet non autorisés. Le renforcement des sanctions pénales complète ces mesures, qui permettent de s’assurer que les bénéfices des jeux d’argent soient bien affectés à l’AVS/AI ou à l’utilité publique au lieu de bénéficier à des opérateurs privés à l’étranger.

Le projet prévoit aussi l’exonération fiscale de tous les gains à des jeux d’argent. Quels sont les effets attendus ?
JG : Actuellement, les gains issus des loteries et des paris sportifs sont soumis à l’impôt sur le revenu, ce qui n’est pas le cas des gains provenant des casinos soumis quant à eux à aucune imposition. À bon escient, le projet de loi supprime cette inégalité de traitement. L’exonération fiscale de tous les gains à des jeux d’argent rendra ces jeux plus attractifs ; elle permettra par conséquent de générer des bénéfices supplémentaires en faveur de l’AVS/AI et de l’utilité publique. Les récents changements législatifs en matière de fiscalité, soit le relèvement du seuil de l’impôt anticipé à chf 1’000.- sur les gains de loterie et la suppression de la taxe du droit des pauvres dans le canton de Genève, démontrent la pertinence de la solution proposée : ces changements ont clairement dynamisé les jeux de loterie et les paris sportifs au profit de l’utilité publique, en permettant de réorienter le jeu illégal et transfrontalier vers les opérateurs officiels.

Après sa mise en consultation, le projet de loi sera discuté au Parlement. Êtes-vous confiant ?
JG : Au préalable du travail parlementaire, la consultation permet à tout un chacun de se prononcer sur le projet. Il est sain qu’un débat puisse s’ouvrir en Suisse au moment de définir ce que sera le contexte de l’exploitation des jeux d’argent pour les décennies à venir. Nous sommes confiants dans les propositions mises en consultation, car elles ont été élaborées de manière consensuelle avec les représentants de la Confédération et des cantons, du secteur des jeux d’argent ainsi que du milieu socio-sanitaire. Ces propositions sont le résultat de compromis pertinents, qui garantissent le développement de tous les acteurs concernés. Compte tenu des concessions faites par les opérateurs de jeux, il importe que l’équilibre et la cohérence du projet ne soient pas compromis par des amendements qui porteraient atteinte à la compétitivité des loteries. Dans ce contexte, il appartient aux milieux associatifs et culturels – grands bénéficiaires des dons des loteries – de participer à la consultation pour témoigner de leur soutien. Tout en étant socialement responsables, les sociétés de loterie doivent pouvoir exploiter des jeux modernes, attractifs et rentables, si l’on veut garantir la stabilité à long terme des bénéfices distribués à l’utilité publique. DG

[#1] Professeur honoraire de droit à l’Université de Neuchâtel, Jean Guinand a exercé plusieurs mandats politiques. Il a été conseiller national de 1987 à 1993, puis conseiller d’État neuchâtelois de 1993 à 2001. Membre du Conseil d’administration de la Loterie Romande de 2001 à 2012, il est actuellement co-président de la Commission chargée de préparer la nouvelle loi sur les jeux d’argent.