La librairie Raspoutine fête 20 ans au service de la BD

Numéro 42 – Juin 2014

Dans mon dos, le Bleu Lézard, célèbre bistrot de quartier avec sa cave aux multiples soirées rock ; à ma gauche, au-delà du pont Bessières, la cathédrale gothique présente ses deux petites tours à mon regard ; sur ma droite, à quelques centaines de mètres, se dressent les grands tulipiers du japon du Parc Monrepos où se cache le pavillon de la Folie Voltaire, un petit restaurant dans la verdure pour la plus grande joie des jeunes parents et de leurs bambins ; enfin, droit devant moi, la libraire Raspoutine, lieu sacré de tous les bédéistes lausannois qui vit le jour le 26 février 1994, il y a 20 ans déjà, par la volonté de Lorenzo Pioletti, son boss-fondateur, et sous les auspices chaleureuses d’Hugo Pratt, père de Corto Maltese, qui en encouragea la création.

Rendez-vous a été pris à la librairie. En attendant le maître de ces lieux, je feuillette L’onde Septimus les dernières aventures de Blake et Mortimer, héros de BD qui ont accompagné toute mon adolescence. Soudain la porte s’ouvre brusquement et Lorenzo Pioletti, casqué, entre en bicyclette dans le magasin. Son vélo et lui ne font qu’un dans la vie depuis toujours. « J’ai toujours vécu dans ce quartier, me dit-il encore les mains sur le guidon de sa bécane, dans cette rue Marterey où pendant ces 47 dernières années j’ai joué, j’ai fait mille bêtises, je suis allé à l’école, j’ai habité avec mes parents, j’ai fait mon apprentissage de libraire, et où je vis, je suis domicilié et je travaille toujours encore aujourd’hui. C’est ma rue. Qui sono tutto casa e bottega, comme on dit en Italie. »

« Comme Obélix, je suis tombé dans la BD quand j’étais petit. J’attendais chaque semaine avec délice et anxiété Topolino qui m’arrivait en italien. Mais je n’avais jamais pensé pour autant ouvrir un jour une librairie. À l’occasion d’un remplacement, j’avais donné quelques coups de main à un libraire généraliste de la rue Marterey, qui par la suite m’a engagé. J’en ai profité pour suivre une formation d’apprenti libraire et devins ainsi le premier libraire romand diplômé spécialisé en bandes dessinées. »

« En 1994, il y avait encore à Lausanne 17 librairies indépendantes dont 10 généralistes et 7 liées à la BD. N’arrivant pas à développer ma vision de libraire dans l’officine où je travaillais, je décidai de créer ma propre entreprise dans cette même rue en la spécialisant sur la BD. J’ai une grande dette vis-à-vis d’Hugo Pratt qui m’a vivement encouragé et soutenu dans cette initiative pas évidente au départ. Les deux premières années ont été très difficiles, car il fallait tout mettre en route : les contacts avec les journalistes, avec les éditeurs, avec les dessinateurs, avec un public à accueillir dans un nouveau lieu… Mais, pratiquant la bicyclette dès l’âge de 11 ans – grand admirateur de Fausto Coppi et d’Eddy Merckx – je n’ai jamais eu peur de l’effort à fournir… effort qui, peu à peu, avec de la patience et de la persévérance, vous donne des résultats. »

« J’ai donc amplifié l’offre BD de la librairie en présentant aussi des ouvrages littéraires d’écrivains suisses, en devenant parallèlement éditeur et galeriste, proposant des expositions de planches et de dessins originaux signés, et offrant également des posters, des statuettes et toutes sortes d’objets liés au monde de la BD. Fêter 20 ans de librairie BD ici, c’est une belle satisfaction. »

« Certes, 50 librairies indépendantes ont fermé boutique en Suisse romande au cours de ces dix dernières années, en partie à cause d’Amazon. Et aujourd’hui, il ne reste plus que 3 librairies BD à Lausanne. Mais les amateurs des bandes dessinées, de tout âge, sont toujours au rendez-vous, comme vous le voyez », me dit Lorenzo en allant rejoindre un vieux monsieur qui, accompagné de son petit-fils, est venu acheter Léonard, trésor de génie. Je ne saurai jamais vraiment pour qui était cette BD. Pour l’enfant ou pour l’honorable grand-père ?