Les médias de service public et l’autonomie des créateurs

Numéro 43 – Septembre 2014

La position d’un service public de radio-TV en Suisse devient l’objet d’attaques de plus en plus répétées : • la SSR bénéficie-t-elle d’un statut exagérément protégé par rapport aux autres médias, notamment la presse écrite ? • le remplacement de la redevance par un financement à travers les impôts ne reviendrait-il pas au même pour la SSR, tout en assurant par le biais de l’impôt sur le revenu ou de la fortune une meilleure équité sociale ? Rien de ce qui touche au service public de radio-télévision en Suisse ne devrait laisser les milieux culturels indifférents. Les artistes pourront-ils faire entendre leurs instruments de musique dans le concert de klaxons que lancent les adversaires du service public et de la redevance ?

Le Parlement et le Conseil fédéral ont décidé en juin d’instaurer l’obligation générale pour tous les citoyens et toutes les entreprises de payer la redevance radio-TV, jusqu’ici liée à la possession d’un appareil de réception. Le sort de la SSR paraît ainsi garanti, du moins à moyen terme (en attendant que les téléspectateurs migrent vers d’autres formes de « consommation » télévisée). Celui des TV locales romandes paraît beaucoup plus chancelant, d’autant que, pour d’obscures raisons, une partie de la redevance est restée bloquée quelque part…

Mais depuis des années, les attaques contre la redevance radio-TV en Suisse redoublent. Elles débouchent sur deux initiatives populaires en cours de récolte de signature, qui réclament son abolition pure et simple, et dont la dernière en date interdit en outre à la Confédération toute subvention à la SSR ! Ces attaques sont menées par certains radicaux-libéraux et UDC romands au nom de la prétendue nécessité de libérer le peuple suisse de la tutelle d’une entreprise médiatique monopolistique – et parallèlement à celles de plus en plus dures d’une partie de la droite bourgeoise alémanique, contre la très fantaisiste « emprise » de la gauche sur les rédactions de la radio-TV alémanique SRF.

La manière dont la scène artistique et culturelle est « traitée » par la radio-télévision en Suisse romande ne porte guère à l’optimisme ; en gros, si la radio s’affirme comme le média culturel, la télévision ne semble pas entièrement combler son déficit vis-à-vis d’une scène artistique considérée comme trop pointue, même si on est loin du désert complet qu’on peut constater sur les chaînes privées du voisin français. Néanmoins, la télévision continue à jouer le jeu – quoiqu’avec d’inquiétantes réticences parfois – du Pacte de l’audiovisuel. Une promesse d’investissement qui permet à la SSR-SRG de remplir ses obligations vis-à-vis du cinéma suisse, en l’associant également à la production destinée prioritairement à la télévision avec une relative marge de créativité. Le tout débouchant – en Suisse romande et au Tessin mieux qu’en Suisse alémanique malheureusement – sur un bel effort d’intégration de la production locale dans les programmes. Un élément fondamental sans lequel il n’y aurait pas de création audiovisuelle indépendante romande. Bien sûr, on manque d’une vision chiffrée concernant les 4% du budget de la SSR prévus dans la loi radio-TV et qui devraient être consacrés à des commandes extérieures. Mais, avec les 20 millions du Pacte, doublés de 20 millions supplémentaires accordés aux coproductions du Pacte, la SSR remplit un peu plus de la moitié de cette obligation (sur un budget de 1.6 milliard). Il reste une incertitude sur les 1.5% restants, mais la SSR assure que ses commandes à la branche audiovisuelle les couvrent.

Si la radio s’affirme comme le média culturel, la télévision ne semble pas entièrement combler son déficit vis-à-vis de la scène artistique.

Quant à l’idée qui circule parfois en se parant de vertus de gauche, consistant à remplacer la redevance par une ponction fiscale plus sociale, ses avantages sociaux cachent mal un risque très inquiétant de dénaturation des programmes. Les créateurs de contenu indépendant n’ont pas intérêt à souhaiter plus d’équité sociale dans le financement si c’est au prix d’un contrôle étatique sur le contenu des programmes. À ce titre, la redevance radio-TV n’a pas que des défauts. Elle permet au service public d’établir un rapport au citoyen-téléspectateur qui ne passe pas par la case ministérielle. Et si l’on regarde la manière dont les chaînes de service public se rapprochent de l’instrumentalisation totale par le gouvernement français, les milieux culturels suisses ont tout intérêt à préférer la fondue helvétique et son mélange de redevance, de sponsors et d’annonceurs publicitaires.

Quoiqu’il en soit, nous avons en Suisse romande un grand intérêt à préserver la clé de répartition politique qui attribue aux cultures linguistiques latines minoritaires une part des ressources respectives de 32% pour la Suisse romande et de 22% pour le Tessin, (soit ensemble la majorité des ressources, pour des parts de population de 24% et 4%).

Sans cette clé typiquement fédéraliste, la qualité actuelle de la radio-TV dans ces deux régions ne pourrait être maintenue.

Même s’il reste des frustrations vis-à-vis de ce média, les milieux culturels peuvent comparer le nombre d’articles consacrés à la vie culturelle locale qui subsistent dans leurs journaux favoris depuis quelques années. Il est vrai que la culture n’est pas la seule à souffrir de cette évolution. Nous sommes ici dans le domaine de la presse privée dominée par deux groupes alémaniques, Tamedia et Ringier, et rien ne garantit qu’une presse romande de qualité figure encore dans les plans à moyen terme élaborés sur les bords de la Limmat. On a vu le sort réservé à l’initiative privée ce printemps pour sauver le seul quotidien romand Le Temps. Au lieu de dépecer la SSR, il vaudrait mieux poser la question d’un service public des médias écrits romands, basé sur un regroupement intercantonal des énergies et non pas sur une majorité politique introuvable au plan fédéral. Une fondation subventionnée et gérée par des représentants de la presse pourrait ainsi fournir un contenu complémentaire adapté à chacun des journaux sans pour autant modifier le statut privé de la presse.

Regrouper les énergies cantonales en l’absence de toute structure politique romande n’est pas une sinécure.

La fusion des énergies romandes et le malentendu genevois à propos du cinéma
Regrouper les énergies cantonales en l’absence de toute structure politique romande n’est pas une sinécure, comme l’attestent les turbulences que subit la Fondation romande pour le cinéma (Cinéforom) à Genève, où le projet de loi assurant le financement du cinquième des ressources de la fondation a été remis complètement en cause cet été par des députés de la commission des finances du parlement cantonal. Depuis l’an 2000, le premier étage de la fusée, Regiofilms, basé sur l’aide de la Loterie Romande et augmenté d’une partie des subventions cantonales et communales, avait placé sur orbite une aide qui permettait de compléter les subventions fédérales et les coproductions signées avec la TV romande. Rapide, efficace – pas un raté en dix ans, et un cinéma romand qui réussit sa percée.

Un deuxième étage a pu être rajouté à la fusée dès 2011 avec l’accord historique donnant naissance à Cinéforom – historique parce que tous les moyens des cantons, des communes et des organes cantonaux de la Loterie Romande ont été mis en commun. À la première aide complémentaire s’ajoute une seconde aide pour certains projets, décidée par une commission romande de sélection, issue de la branche, mais répondant aux critères de non-ingérence. En dépit de sa relative complexité et après quelques réglages de départ, le modèle fonctionne déjà si bien que, dans la concurrence fédérale, la production romande passe pour être en très bonne place, et que cela se traduit par une présence disproportionnée dans les festivals et dans les programmes télévisés.

L’impact dans les salles de cinéma reste une préoccupation ; la petite taille du marché romand et l’absence d’une barrière protectionniste par le dialecte comme en Suisse alémanique exigent des efforts particuliers pour aider la distribution des films suisses dans les salles ; dans ce domaine les moyens manquent encore cruellement. Quand les films suisses atteignent péniblement 4% sur le marché romand (mais c’est déjà 3 à 4 fois mieux qu’il y a 10 ans), les Alémaniques visent plus du double sur leur marché deux fois plus grand. Sachant que l’aide liée au succès dans les salles est en phase de redémarrage au niveau fédéral, les Romands ont de quoi se faire du souci pour le financement de leurs films.

Les créateurs n’ont pas intérêt à souhaiter plus d’équité sociale dans le financement si c’est au prix d’un contrôle étatique sur le contenu des programmes.

D’autant plus que la locomotive genevoise connaît quelques pannes. Des députés cantonaux stressés, à la recherche de sources de déficits à reboucher, tombent sur la brochure de l’aide fédérale au cinéma pour 2013 et y constatent que les camemberts vaudois ont des diamètres plus gros que les camemberts genevois. Ils en déduisent que la part de Genève au financement de la fondation romande pour le cinéma (50%) est trop élevée. Sans se demander si ces chiffres sont complets et se vérifient sur plusieurs années (la production cinéma est par nature en dents de scie). Pour corriger ces inévitables variations annuelles, la clé de financement de Cinéforom, basée sur dix ans d’expérience de Regio, prend en compte tous les secteurs de production sur une moyenne des 5 dernières années.

Si l’on peut comprendre le soin que les élus et les magistrats des diverses régions prennent à vérifier globalement que leur canton ne soit pas une victime durable du système de péréquation, ils ne devraient pas oublier que la création d’une seule entité romande de financement des films implique que seuls des projets de qualité romande soient désormais soutenus. C’est évidemment une élévation des exigences qui a été voulue pour le bien du cinéma romand, mais qui peut faire grincer au niveau local, où l’on était habitué à mieux soutenir la production dite de proximité.

Le Canton de Genève, en étroite relation avec la Ville de Genève, a joué un rôle de pionnier pour la mise en place de cette fusion des aides au cinéma. Puisque les sociétés de production basées à Genève bénéficient en moyenne d’environ la moitié des aides romandes, il est normal que cette région assure la moitié de leur financement.

La Loterie Romande – par son organe de répartition romand qui est alimenté à plus de 80% par les recettes issues des autres cantons –, permet quant à elle de compléter les différentes parts que les pouvoirs publics des autres cantons apportent à ce système. On est donc loin d’un mécanisme infantile qui ne se baserait que sur les chiffres des populations cantonales respectives.
Espérons que cet hiver les problèmes budgétaires genevois ne finissent pas par enrayer le dynamisme des énergies audiovisuelles à l’échelle romande et par éteindre le rayonnement exceptionnel des films romands qui en résulte.