L’amnistie générale
Comme les enfants qui rêvent du Père Noël, nous nous imaginons l’amnistie générale[1] : elle apporte à chacun quelque chose, mais personne ne sait quoi au juste.
On a beau faire, il est impossible de sortir de la ronde des conversations tournant autour de l’amnistie. Même si l’un de nous n’y prend pas part, il a l’idée qu’il en tirera quelque chose, et de fil en aiguille il en vient à penser qu’il sortira de prison.
Les champignons ne tardent pas à apparaître après l’averse. Ils sortent de terre subrepticement, la forêt et la campagne resplendissent d’un éclat nouveau, mais l’amnistie générale est souvent en retard sur ce qui l’occasionne et quand elle est en retard, la fièvre s’empare de tous derrière les barreaux.
« Courage, mon vieux, l’amnistie est proche.
À l’occasion de quoi ?
La réélection du Président. »
« Où tu vas ?
Je vais voir Hamed. Sa famille est venue le voir.
Marwan a parlé avec lui.
Ses nouvelles sont bonnes.
Il paraît qu’il a des détails sur l’amnistie.
Personne n’a de détails. »
« Tu as du nouveau sur l’amnistie ?
Tu y as cru toi, à cette amnistie ?
J’ai essayé de ne pas y penser
mais j’y suis pas arrivé.
Qui peut ne pas penser à son sort ?
C’est dur d’attendre.
Ça tu l’as dit ! »
« Elle tarde, cette amnistie.
Elle ne sera pas promulguée avant la fin
des vacances judiciaires.
Elle ne sera pas promulguée avant le début
de la session de l’Assemblée du peuple.
On parie ?
Tope là ! »
« Tu es bizarre. Tous les signes confirment
la promulgation d’une amnistie : l’occasion,
le transfert de beaucoup de détenus de la prison de Saram, l’étude des dossiers de la prison, le recensement qu’a fait l’administration pénitentiaire, l’information publiée dans la presse des pays voisins sur l’imminence chez nous d’une amnistie générale.
Notre presse à nous n’a publié aucune information de ce genre.
Chez nous il n’y a pas de presse.
Notre presse, c’est un clairon dans lequel souffle la bureaucratie. Elle bat le tambour le jour d’après, une fois que l’amnistie est promulguée. Notre presse voit ce qui est déjà arrivé, elle ne prévoit rien de ce qui va arriver.
Bien sûr qu’il y aura une amnistie,
mais nous ne serons pas dedans.
Pourquoi ça ?
Le gouvernement nous en veut.
Pourquoi ?
Il a dit des mensonges et il y a cru.
Et il ne reviendra pas dessus. »
« J’ai rêvé que je sortais de prison.
En période d’amnistie on rêve plus.
Mon rêve est véridique.
Dieu le veuille. »
« S’il te plaît, ne me parle pas de l’amnistie.
Tu as vu ce qui m’est arrivé à la dernière amnistie ?
Tu es bête. Il faut toujours que tu lances des jurons et des insultes quand tu ne fais pas partie de l’amnistie.
Mon cher, je ne vais pas parler de l’amnistie,
je n’ai pas l’intention de m’attirer des malheurs pour me répandre après en insultes et en jurons.
L’amnistie est une bonne chose. Même si on n’est pas dedans, pendant un certain temps ça fera du bien de plus être les uns sur les autres. »
[…]
« Si l’amnistie est promulguée,
qu’est-ce qu’on fera ?
Quoi qu’on fasse, ce sera toujours mieux
que la prison.
C’est ce qu’on pense quand on est ici.
La sobriété est une richesse.
Satan ouvre les yeux de l’homme sur les chemins pour en finir avec la misère, celui qui est sobre ne voit pas ces chemins-là.
Y a-t-il une plus grande misère que la prison ?
La vie est une aventure. Combien sont entrés en prison de ceux-là qui ont marché dans les chemins de Satan ?
Toi et moi.
Et d’autres que nous jouissent de l’argent illicite.
S’ils échappent au châtiment dans ce monde, ils n’échapperont pas au châtiment dans l’au-delà.
Nous, on est dans ce bas monde.
Ce bas monde est une course.
Et après lui : le néant.
Pourquoi ça le néant ?
Et pourquoi y aurait pas le néant ?
Ça c’est le secret de l’existence.
Quel secret ?
Je sais pas. Mais pourquoi il faudrait que
ce qu’il y a après la mort ce soit le néant ?
C’est la logique de l’existence.
Fiche-moi la paix avec ta logique.
Tu me fatigues. »
« Depuis quand tu écoutes les informations ?
Je guette l’annonce de l’amnistie
ou des nouvelles là-dessus.
Allez on s’en va. On en entendra parler
quand elle sera promulguée.
Assieds-toi une minute. »
Les marques de déception passèrent sur ses traits après qu’il eut entendu les titres. Il alla aux toilettes. Il se lava le visage pour essayer d’en arracher le voile transparent de la déception. Il n’y parvint pas. Il me suivit dans la cour et nous nous pliâmes au rituel de la promenade du soir, en rond, comme nous avions l’habitude de le faire chaque jour.
Des clameurs, des applaudissements, la ruée vers le poste de radio, puis la consternation. Les rêves se dissipèrent, et les espoirs, et le salut, en quelques heures. Il s’ensuivit de la joie chez une petite minorité, du soulagement chez une minorité plus grande, et de la frustration chez la grande majorité. Certains se rendirent coupables d’insultes, ce que punissait la loi. Ce fut la part qui lui échut de l’amnistie générale.
[#1] Une des dix-huit nouvelles parues dans La Charrette d’infamie, éd. Bernard Campiche, 2013, traduites par Elisabeth Horem.