Le droit de mal écrire
La littérature romande est, au pire, un paradoxe amusant ; au mieux, un luxe un peu insensé.
Les statistiques nous le disent assez : les deux millions d’habitants que compte notre région (actuellement pourtant au sommet de son développement économique) peuvent-ils peser face aux 67 millions de Français – dont douze dans la seule Île-de-France ? Les quatre millions de Wallons sont à peine mieux lotis que nous ; quant aux huit millions de Québécois, ils souffrent en outre de l’éloignement géographique. Ces chiffres sont suffisamment déséquilibrés pour que la France (et Paris en particulier) puisse au fil des siècles considérer la périphérie comme négligeable, et monopoliser la responsabilité linguistique ; il n’y a pas longtemps que nos chers « suissismes » (« huitante », « panosse »…) ont commencé à pénétrer le Petit Larousse, alors que les américanismes fleurissent depuis des décennies dans les ouvrages de référence anglais, espagnols ou portugais. Les Romands ne sont-ils donc que des invités ? De simples locataires, voire des passagers clandestins de la littérature française ? [1] D’aucuns pourraient s’étonner qu’une culture puisse se développer sans posséder une langue propre, mais ce serait faire peu de cas de l’expérience des Chiliens, des Irlandais ou des Hindous – pour ne citer que quelques exemples. Existe-t-il d’ailleurs, en cette matière, des propriétaires légitimes ? Les quelques 400 millions (estimation certes difficile) d’Africains francophones ne vont-ils pas, à terme, provoquer un déplacement du centre de gravité, d’autant plus inévitable que la courbe démographique, dans nos pays occidentaux, ne risque pas de s’inverser de si tôt ? Dans un tel concert, enfin devenu polyphonique, notre voix, certes peu sonore, pourrait plus facilement être perçue sans doute…
Les Romands ne sont-ils donc que des invités ? De simples locataires, voire des passagers clandestins de la littérature française ?
Souvenons-nous peut-être qu’il y a cent ans encore, seule une faible partie d’entre nous pouvait revendiquer le français comme sa véritable langue : ainsi mes grands-parents, cultivateurs de la plaine du Rhône, parlaient-ils couramment entre eux le dialecte franco-provençal, le français n’étant que la langue de l’école et de l’administration. Modernisation oblige, mon père, dans les années 1930 – 1940, se voyait interdire de leur adresser la parole en patois ; et aujourd’hui, ce bas-latin, transmis depuis l’âge des soldats et des commerçants romains, est une langue pratiquement morte : cent ans y auront suffi. Pour autant, l’identité romande n’a pas disparu. Et si Charles Ferdinand Ramuz, en son temps, a éprouvé le besoin de créer une diction personnelle inspirée de ce terroir, les auteurs plus récents (même un Maurice Chappaz, qui cultivait pourtant avec une certaine complaisance son accent du Val de Bagnes) ne vont plus jusque-là. Entre forme et contenu, ils semblent avoir choisi : écrire en français, oui ; mais non pas tout à fait comme des Français…
Suis-je idéaliste, en supposant que le Romand a sa propre manière de penser ? En imaginant que nos valeurs ne sont pas totalement interchangeables et que, même sans user de dialectalismes, nous pouvons apporter, à la Francophonie et au monde, un témoignage propre ? Dans la plupart des bibliothèques que je visite, les ouvrages de Philippe Jaccottet, de Jacques Chessex ou de Corinna Bille figurent aux mêmes rayons que Gustave Flaubert, Maurice Maeterlinck ou Marcel Proust. Certains préfèrent parler d’« auteurs romands », doutent même qu’il existe véritablement une chose que l’on pourrait appeler « littérature romande » ; pour eux, la distance est plus grande entre Claudel et Sartre qu’entre Gide et Cendrars. C’est possible, mais cela ne dit encore rien de définitif, rien de général. Citoyens d’un petit pays, minoritaires dans l’âme, sensibles à la sérénité de nos lacs et à la pureté de nos cimes, souvent passionnés de voyages (comme Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Jean-Marc Lovay…), nous nous heurtons parfois frontalement à l’approche de sensibilités plus urbaines, plus académiques. Ceci pourrait-il être totalement indifférent ? Ramuz revendiquait, en une formule restée célèbre, le « droit de mal écrire » – il fallait bien sûr comprendre : écrire différemment, refuser une centralisation artificielle et inhumaine de la grammaire, du vocabulaire. Les écrivains romands d’aujourd’hui et de demain pourraient à bon droit adapter l’aphorisme, et évoquer le droit « de penser faux » !
[#1] vJérôme Meizoz : Ramuz, un passager clandestin des Lettres françaises, Éditions Zoé, 1997.