Au vertige des rencontres

Numéro 55 – Août 2018

Dans les médias, il y aurait - paraît-il - deux catégories de journalistes : les grands reporters et les autres. Je ne partage pas cette vision. Mais reconnaissons aux grands reporters qu’ils/elles se rendent au coeur du danger. Alors que dans ma catégorie, le risque majeur est alimentaire : des cacahuètes douteuses lors d’un vernissage.

"Vertigo" n’est donc pas une émission de grand reportage, mais bien un lieu de rencontre d’acteurs culturels. De Zürich à Locarno, de Genève à Rarogne, mais aussi dans le vaste espace francophone situé entre Montréal et Abidjan, pour faire court.

Et que nous racontent tous ces gens ? Ils nous disent le monde tel qu’ils le voient, le sentent et l’anticipent. Ils l’expliquent, autant qu’ils expriment une sensibilité. Le roman, le film, la pièce, c’est l’autre face du tableur Excel et de la « fourmilière sophistiquée » dans laquelle nous vivons. C’est un point de vue. Autrement dit, un chemin de traverse, un sentier qui nous emmène un peu plus haut que la route balisée. Parfois ça se mérite, le trajet demande un effort soutenu. Et de là-haut, que voit-on ? Une Suisse de carte postale ? Pas vraiment. Au-delà du paysage, on y saisit un pays divers, traversé par des courants contraires, des voix dissonantes et remarquables dont nous rendons compte chaque jour. Elles sont différentes et pourtant font toutes partie de la même famille.

Mais alors quel rapport entre le sculpteur vaudois Yves Dana et la réalisatrice argovienne Petra Volpe ? Entre un monolithe de basalte plein de nostalgie et un film qui raconte la lutte pour le droit de vote des femmes en Suisse ? Quel lien peut-on faire entre la photographe Laurence Rasti et le comédien Michel Voïta ? Entre un travail sur les homosexuels iraniens et une lecture de Marcel Proust sur scène ? Difficile à dire à première vue. Pourtant, toutes ces personnalités sont venues dans Vertigo pour nous parler d’elles, mais aussi, au-delà, de ce pays, donc du monde. Pour ce faire, il faut lire entre les lignes, tenter de comprendre ces presque riens qui disent presque tout. Le temps de la radio permet justement de se glisser dans ces intervalles, de s’y installer, et de laisser la parole respirer. D’écouter. Répétez après moi : é-cou-ter.

La voix de Dana se trouble lorsqu’il évoque le départ d’Égypte de sa famille. Il avait un peu plus de 2 ans, l’abandon d’un pays qu’il retrouvera bien des années après pour en lisser les pierres.

En Iran, les homosexuels sont condamnés, au choix, à la peine de mort, au transexualisme ou à l’exil. Il fallait le regard malin et complice d’une photographe suisse pour montrer sans dévoiler. La neutralité n’empêche pas d’avoir un avis, surtout si l’on est née de parents iraniens.

Le grand-père ukrainien autoritaire de Michel Voïta explique sans doute le choix du comédien de lire Proust sur scène. Mais un Proust enfant et malheureux. Petra Volpe, italo-suisse, filme des figures féminines fortes, des mammas suissesallemandes émancipées.

C’est ici, en Suisse, que leur discours s’est épanoui. Ici que nous relayons leurs propos sur les antennes du service public. Ici, on interroge ses racines pour mieux s’ancrer dans le présent, mieux le comprendre. Et puis nous rencontrons beaucoup de célébrités au discours calibré pour les médias d’aujourd’hui. Dire vite, penser à la petite phrase qui fera le buzz, ne pas oublier les éléments de langage de la promo : tournage fantastique, équipe sensationnelle, scénario formidable. La joie obligatoire. Hollywood partout, vérité nulle part.

Ainsi, alors que l’on célèbre et vénère la brièveté sur les réseaux, et que l’on assiste à la Kardashianisation du monde, le public se lasse de ces rencontres convenues et promotionnelles. La rencontre et l’entretien sur la durée reprennent donc du poil de la bête. Et grâce au podcast, la radio connaît une deuxième jeunesse ! Oui, les humoristes des médias sont en tête des téléchargements. Mais au coude-à-coude avec les penseurs de notre temps, invités d’émissions que d’aucuns jugent « trop pointues ».

A l’heure des fake news, ces fausses informations qui se propagent à la vitesse de l’internet, à l’heure des GAFAN qui norment et concentrent l’information à l’aide d’algorithmes, et qui se lancent à leur tour dans la production de séries et de films, la radio de service public, dégagée des contingences commerciales, joue un rôle essentiel et démocratique. Elle couvre l’intégralité du monde, de l’underground au star-system, elle donne la parole à toutes et à tous. Il n’a peut-être jamais été aussi important d’aller à la rencontre des acteurs culturels qu’aujourd’hui, car ils comptent parmi les observateurs les plus lucides et critiques d’un monde qui change de sens à chaque clic.