Pourquoi il faut soutenir les créateurs

Numéro 59 – Septembre 2018

Plaidoyer pour une meilleure reconnaissance des auteurs dans le pays qui a inventé le 9e art.

Portée par des signatures telles que Christophe Bertschy, Daniel Ceppi, Cosey, Alex Baladi, Léonie Bischoff, Buche, Derib, Sacha Goerg, Enrico Marini, Thomas Ott, Isabelle Pralong, Frederik Peeters, Anna Sommer, Fanny Vaucher, Pierre Wazem, Tom Tirabosco ou Zep, pour n’en citer que quelques-unes, la bande dessinée suisse dispose d’une place remarquée au sein de la création internationale. Ce succès ne revient néanmoins qu’aux auteurs et à leurs éditeurs, car leurs réalisations ne profitent, à l’inverse de la France et de la Belgique, que de très rares et dispersés soutiens publics.

Ni l’origine suisse de la bande dessinée (!), ni le patient travail d’auteurs pionniers, d’éditeurs ou de libraires, ni le succès éclatant et frondeur de Zep – il est l’auteur vivant assurant aujourd’hui le plus grand nombre de ventes sur le marché européen et représente l’une des personnalités artistiques suisses contemporaines les plus connues et populaires à l’étranger –, ni le sacre de Cosey à Angoulême, ni le talent reconnu des bédéistes suisses d’hier et d’aujourd’hui, ni même et surtout la capacité unique de cette discipline à raconter le monde, ne semble mobiliser les décideurs suisses autour de sa reconnaissance et de sa création. Sa réalisation et son développement de la BD ne se doivent donc qu’à la foi, à l’investissement et à l’engagement propres de ses artisans. Pourquoi ? Nul ne l’explique vraiment, mais la condescendance et l’aveuglement, ne sont jamais loin.

La bande dessinée ne relèverait donc pas d’une discipline artistique ou d’un « art sérieux » ? Elle ne serait, à ce titre, nullement légitime pour entrer dans la politique culturelle suisse ? L’affaire est rude quand on sait le travail de réalisation d’une bande dessinée engendre (généralement plus d’une année à plein temps), la misère des droits d’auteurs (10 % du prix de vente public, sur des ventes qui, dans le meilleur des cas et en cas de succès, atteignent, à ce jour ,en moyenne 5000 exemplaires) et, pour aller jusqu’au bout du raisonnement, l’importance des soutiens publics formellement portés sur le cinéma, la photo, la littérature, les arts vivants, les arts plastiques ou, plus récemment les arts numériques.

Certes, ne jouons pas la jalousie, ne posons pas le soutien institutionnel en dogme, et reconnaissons que certaines initiatives telles que la bourse des villes de Zurich, Lucerne, Bâle et Saint-Gall ou la politique de la Ville et du Canton de Genève sur le sujet, sont récemment venues apporter quelque espoir. Et reconnaissons, au passage, la précieuse démarche du canton de Genève sur la création, en 2017, de la première filière de formation publique de bande dessinée comme les encouragements de longue date de la Loterie romande ou du Pourcent culturel Migros sur les plateformes d’échange (édition, expositions, festivals, etc.). Mais le constat reste amer. La création de bande dessinée ne fait, malgré sa richesse, malgré ses talents, malgré son importance intellectuelle, apparemment pas partie du paysage culturel institutionnel suisse. Aucun soutien fédéral ne se porte spécifiquement à son propos et, exception faite de Genève, aucun canton romand n’accompagne de façon claire ses créateurs. Etrange état des lieux considérant que la bande dessinée est vivante, qu’elle ne cesse d’évoluer et qu’elle se confirme encore et toujours comme un territoire unique à même de transmettre des éléments que nul autre média ne peut raconter. Quant au talent de ses acteurs autochtones actuels est-il encore utile de le démontrer ? Jusqu’à quand pourront-ils résister et continuer à créer ? D’aucuns se sont résignés, nombre ont abandonné. L’épuisement est là et l’économie du secteur ne cesse de se paupériser. Il semblerait dès lors temps que la Suisse puisse, enfin, considérer le joyau dont elle dispose, qu’elle collabore activement au développement de sa qualité et participe à sa pérennité. La bande dessinée est partie prenante notre culture et de son avenir. Est-ce si difficile de le considérer ?