Il faut sauver le soldat HEM !

Numéro 59 – Septembre 2018

Dans notre numéro de mars 2018 (CEJ no 57), nous attirions l’attention sur les problèmes rencontrés par la Haute École de Musique de Neuchâtel, menacée de fermeture à l’horizon 2021. Cette attaque directe contre la diversité et la capillarité du réseau culturel romand n’est probablement que la première bataille d’une longue guerre, où la culture est désormais sommée – on croit pourtant rêver – de démontrer son « utilité » !

Les jours de la Haute École de Musique de Neuchâtel sontils comptés ? Annoncée en décembre 2017, la décision du Conseil d’État, qui s’inscrit dans le contexte d’une cure d’austérité consécutive à des déficits durables, a provoqué une véritable onde de choc dans les milieux culturels, et une large mobilisation des professionnels et des sympathisants. Pendant plusieurs mois, de nombreux articles de presse, de multiples émissions de radio et plusieurs apparitions dans le téléjournal ont permis aux musiciens d’expliquer à la communauté romande leur manière de fonctionner, et de donner de premières pistes pour évaluer l’importance de ces écoles, et de la musique en général dans notre société.

Dans le même temps toutefois, la situation restait statique sur le plan politique : ce n’est qu’à la fin mai 2018 qu’un vote est enfin intervenu au Grand Conseil neuchâtelois. Hélas, il confirmait, par 57 voix contre 43, et 10 abstentions, la décision du Conseil d’État. Un ultime recours existe pourtant : une initiative populaire, visant à ancrer la formation musicale professionnelle dans la législation cantonale, a été lancée au début juin ; les 4500 signatures requises devraient être réunies à l’automne. Cette première phase n’est cependant pas la plus critique : le vote du souverain, bien sûr, sera l’heure suprême ; tenant compte de l’inertie du système, ceci n’aura lieu, selon toute vraisemblance, qu’à l’horizon d’un an ou deux.

Un combat politique

Il existe, dans ce qui apparaît d’ores et déjà comme un véritable feuilleton politique, un danger majeur : le cas de la HEM de Neuchâtel, malgré certaines apparences, ne doit pas être considéré comme périphérique ; il semble probable, au contraire, qu’il acquière à terme une valeur d’exemple, et constitue un signal pour l’ensemble de la Romandie, peut-être même de la Suisse. J’en veux pour preuve la radiographie du vote du 28 mai au Grand Conseil : le postulat soumis à l’approbation des députés neuchâtelois était pourtant des plus modérés, puisqu’il demandait simplement qu’une étude d’impact complète (qui n’avait pas été réalisée jusque-là) fournisse des éléments concrets et solides avant toute décision finale. Même cette formulation prudente a été balayée par les partis de droite : si le groupe parlementaire UDC (droite nationaliste) votait non à une courte majorité, c’est le groupe libéral- radical (droite d’affaires) qui enterrait littéralement la tentative, déposant 41 non et une abstention, sur 43 députés ! Cette quasi-unanimité, à la vérité, interroge : il ne semble pas possible que la culture et l’éducation n’aient pas quelques soutiens dans les rangs de la droite libérale, et l’on ne peut s’empêcher de penser que le résultat sorti des urnes est le produit d’un mot d’ordre imposé d’en haut. À gauche et au centre, quelques voix se perdaient hélas (peut-être une énième expression des rivalités entre le Haut et le Bas du canton ?), mais une large majorité soutenait la Haute École, y compris dans les rangs des écologistes et des centristes du PDC. En particulier, seuls 8 socialistes (sur 32) soutenaient leurs propres ministres. Peut-être y aura-t-il donc, à terme, un prix politique à payer pour ce gouvernement ?

Le coût d’un giratoire

En d’autres termes, si une telle mesure d’austérité n’avait pas été présentée par un exécutif de gauche (le Conseil d’État compte trois socialistes et deux libéraux-radicaux), elle n’aurait probablement pas passé la rampe ; ce scénario est hélas devenu un classique à l’échelle internationale. Reste à interpréter ce vote, et surtout à tenter d’en cerner les implications à plus long terme, y compris hors du Canton. Le message paraît clair : les deux partis de droite (en particulier le PLR) n’ont pas cru à la culture comme moteur de l’économie, et se sont montrés uniquement intéressés à alléger le train de vie de l’État, sans même prendre le temps d’une analyse de détail. Depuis six mois, les membres de la communauté HEM avaient pourtant produit des chiffres précis : si l’on déduit les recettes fiscales (impôts et impôts à la source) et les frais de location et d’entretien, qui retournent directement dans la caisse de l’État, la HEM de Neuchâtel coûte, par an, environ un million de francs, peut-être même moins ; soit, en ordre de grandeur, le prix d’un giratoire. On peut supposer qu’une école disposant d’une flatteuse réputation nationale et internationale, qui nourrit (quoi qu’en disent les détracteurs) la vie culturelle locale, en fournissant des musiciens, des enseignants et des chefs de choeurs ou de fanfares, participe davantage au rayonnement du canton que quelques mètres carrés de bitume au fond du Val de Travers.

Mais le vrai problème est ailleurs : qu’en sera-t-il dans les autres cantons, où les mêmes partis de droite sont fortement représentés au parlement ? Vaud et Genève sont dans ce cas. Il existe certes, pour chacun de ces partis, des traditions locales quelques peu différentes ; mais sur le fond, ne sommes-nous pas face à un phénomène global, susceptible de se réveiller à la moindre alerte budgétaire ? Rogner le service public et alléger la charge fiscale des sociétés et des grandes fortunes, est un mécanisme que nous voyons désormais à l’oeuvre partout sur notre continent. Dans ce contexte, on pourra rappeler quelques faits historiques : la situation financière actuelle du Canton de Neuchâtel serait, selon plusieurs experts, en grande partie le produit d’une décision politique vieille de dix ans : celle de diminuer la fiscalité des entreprises, dans l’espoir d’en attirer un plus grand nombre, et de consolider ainsi les finances de l’État. Le procédé n’a hélas pas fonctionné, et les caisses se sont retrouvées plus vides qu’avant. Or, le gouvernement actuel vient de proposer d’en remettre une couche, et de baisser à nouveau les impôts des sociétés pour améliorer les perspectives fiscales du Canton – tout en ôtant de l’autre main des moyens d’existence non seulement à la culture et à l’éducation, mais aussi à la logopédie, aux maisons de retraite… La mayonnaise prendra-t-elle cette fois-ci ? Ou la spirale va-t-elle continuer de nous aspirer vers la ruine ?

La beauté est indispensable

Dans tous les cas, les milieux de la culture sont aujourd’hui au pied du mur: le fait le plus marquant des derniers mois, certainement, aura été pour nous de constater à quel point une grande partie des journalistes (et, sans doute, du public) perçoit la musique classique comme un luxe ne s’adressant qu’à une élite financière – à savoir un public vieillissant et bientôt disparu… Sur YouTube pourtant, de nombreux morceaux de Mozart ou de Wagner affichent des statistiques affolantes, se chiffrant en dizaines de millions de vues ! Contre ces voix sceptiques, les artistes doivent donc rappeler haut et fort que la culture appartient à l’identité ; que si le monde n’est plus le même aujourd’hui qu’aux temps de la barbarie et du marasme, c’est en grande partie grâce à Pétrarque, à Bach, à Monet, à Chaplin… Que ce qui donne de l’espoir aux êtres humains, ce qui rend la vie belle (et plus vivable) est, au plus haut degré, utile. À la vérité, c’est cette idée qui paraît la plus inquiétante : celle qui entend diviser notre monde entre une partie qui serait nécessaire, et une autre dont on pourrait se passer, qui serait un superflu destiné à disparaître au moindre soubresaut de l’économie. Alors, j’invite chacun d’entre nous à regarder autour de lui et à juger par lui-même : la décoration d’intérieur, est-elle utile ? La mode ? La gastronomie ? Les voyages lointains ? Ne pourrions-nous pas tous vivre dans des locaux standardisés, bien moins chers ? Nous vêtir d’un uniforme, comme sous Mao ? Manger de la nourriture en boîte, réellement économique ? Et lorsque nous aurions ainsi rationalisé notre mode de vie, ne devrions-nous pas nous poser cette question : « cette vielà, vaut-elle la peine d’être vécue » ?

La chose est grave. Je ne doute pas que de nombreuses personnes, se trouvant dans une situation extrême, ont néanmoins renoncé à mettre fin à leurs jours en entendant une symphonie de Schubert, en regardant un tableau de Vermeer, en relisant Baudelaire ou en respirant une fleur des montagnes. Il est évidemment impossible de chiffrer cela ; mais c’est bien le combat pour cette reconnaissance qui est aujourd’hui en cours.

Les électeurs neuchâtelois peuvent signer l’initiative : « Pour le maintien d’une formation musicale professionnelle dans le canton de Neuchâtel. »

Le formulaire en ligne : www.sauvons-hem.org