Des librairies, pourquoi ?

Numéro 33 – Février 2012

Le 11 mars 2012, le peuple suisse dira s’il accepte la LPL (la Loi sur le prix du livre). Nous, gens du livre, nous nous sommes battus pour obtenir cette loi qui a été votée par les Chambres fédérales le 18 mars 2011. Elle est  remise en cause actuellement par un référendum initié principalement par la Migros et soutenu par les jeunes libéraux-radicaux, l’UDC, une partie du PLR, les jeunes UDC et le parti pirate. Tout au long de notre campagne, nous avons gardé à l’esprit notre objectif principal : la défense de la diversité culturelle.

Pour mémoire, jusqu’en 1992, il y avait en Suisse romande un accord dans la branche du livre, les prix étaient raisonnables. Et puis la COMCO a cassé cet accord, c’est à ce moment que les prix ont augmenté. Il s’en est suivi, quelques années plus tard, une guerre des prix entre les grands groupes qui a touché essentiellement les best-sellers (à peu près 2% de l’offre). Cette guerre des prix a fait disparaître une cinquantaine de librairies en trois ans. Cinquante librairies disparues, à peu près le tiers des librairies existantes, c’est une véritable hécatombe, un grave appauvrissement culturel.

À cette époque, Jean-Philippe Maitre venait régulièrement dans ma librairie. Conseiller national, homme de culture, il a su nous entendre. Il avait compris que notre inquiétude allait bien au-delà de la survie de nos entreprises, qu’il s’agissait d’un problème culturel beaucoup plus vaste, englobant toute la chaîne du livre, de l’auteur au lecteur. En effet, s’il ne reste plus que quelques enseignes, les éditeurs n’auront plus de vitrines pour leur production et hésiteront à publier des livres à petit tirage. Les auteurs ne rencontreront plus leur public et les lecteurs auront un choix de livres beaucoup plus limité.

En mai 2004, Jean-Philippe Maitre dépose une initiative parlementaire pour qu’on protège le livre et qu’on lui reconnaisse son caractère culturel.

Une année plus tard, l’UNESCO va dans le même sens et adopte une convention qui affranchit le livre des règles du commerce international. La Suisse a signé et maintenant ratifié cette convention. Il était donc logique que le Parlement accepte cette loi fondée sur l’exception culturelle.

Ces derniers temps, le public, les médias, ont beaucoup parlé, à juste titre, de la cherté du livre en Suisse et particulièrement en Suisse romande. Lorsque l’on parle du prix du livre, certains font l’amalgame entre le prix du livre en Suisse et le prix unique du livre. Le prix du livre est une notion économique qui comprend plusieurs paramètres : le niveau de vie, les salaires, les intermédiaires.

Le prix du livre comprend plusieurs paramètres : le niveau de vie, les salaires, les intermédiaires.

Dans notre pays le 80% des livres proviennent de l’étranger. C’est l’éditeur ou l’importateur qui fixe le prix des livres. Si la Loi est appliquée, ce prix fixé devra être le même partout, appelé « prix unique du livre ». Il y aura cependant quelques exceptions possibles. C’est ce prix unique qui permettra à la librairie indépendante de se maintenir. C’est lui qui fera baisser le prix moyen de l’ensemble des livres et non pas seulement des produits d’appel, car M. Prix veillera à ce qu’il soit raisonnable. Si ce n’était pas le cas, il pourrait se plaindre au Conseil fédéral qui, par voie d’ordonnance, pourrait intervenir.

Et puis tous nos voisins qui l’ont instauré, la France, l’Espagne, l’Autriche, ont vu le prix moyen de tous les livres baisser. Au contraire l’Angleterre qui a abandonné son Net Book Agreement en 1995 a vu le prix de ses livres augmenter de 40%, alors qu’en France cette progression n’a été que de 13% !

Donc nous avons absolument besoin d’une loi, cette loi est là, elle est faite, elle est courte, claire et ne coûte rien à l’État. Elle doit absolument être mise en application. C’est elle qui va permettre de maintenir un vaste réseau de librairies, grandes et petites, dans toute la Suisse. C’est elle qui sera la garante de la diversité culturelle. Au contraire, sans cette loi, le dumping sauvage des best-sellers va perdurer. Conséquences : les librairies continueront à disparaître, voie royale vers le monopole, la hausse des prix, la baisse de la qualité du service, la restriction du choix. Un résultat paradoxal pour ceux qui ont le souci de la saine concurrence.

Si nous, les libraires indépendants, nous nous sommes engagés de pareille façon dans la défense du prix unique du livre, c’est en partie parce qu’il y a trop de gens qui fréquentent nos librairies pour accepter qu’elles disparaissent.

Nos clients aiment y venir parce qu’ils savent qu’ils vont découvrir des livres, des quantités incroyables de livres, souvent dans des espaces réduits. Non seulement des livres à la mode, mais des livres parus il y a un siècle ou deux, un mois, trois jours.

Ils apprécient de trouver dans nos librairies des libraires qui lisent, qui passent une partie de leur vie à s’informer sur toutes sortes de sujets ; le professionnel qui leur répond est censé connaître la philosophie d’Heidegger, l’arrosage idéal du bonsaï ou la meilleure manière de maigrir. Il est censé ne s’étonner d’aucune question saugrenue, telle celle de cette dame qui voulait un livre pour ses chouettes. Elle avait précisé d’emblée que ses chouettes n’étaient pas de vraies chouettes mais… qu’elles aimaient lire !

C’est ce OUI à la Loi sur le prix du livre qui nous permettra de continuer à pratiquer notre métier, celui de passeur de culture.

Les gens nous demandent régulièrement des conseils alors que c’est souvent eux qui nous en donnent : ils ont envie de nous faire partager leur découverte qui, par notre intermédiaire, deviendra celle d’autres lecteurs.

Ils aiment se promener dans nos librairies parce qu’elles sont différentes. Chacune d’entre elles est unique. Elle témoigne d’une sensibilité particulière, d’une vie parfois consacrée à la lecture, offre un assortiment personnel, original. Souvent, elles sont installées dans des coins perdus et soutiennent des auteurs encore inconnus. Il est important pour nos lecteurs de trouver toutes sortes de lieux différents avec toutes sortes de livres divers d’ici ou d’ailleurs.

Les habitués de nos établissements reconnaissent que nos librairies jouent un rôle culturel dans la cité, prêtant nos vitrines aux expositions, aux activités locales. Ils aiment venir à des séances de dédicace pour rencontrer des auteurs, refaire le monde.

Ils acceptent que leur libraire préféré ait renvoyé, faute de place, ou par ignorance, le livre de leur écrivain fétiche : ils ont conscience que le monde de la lecture est si vaste qu’il faudrait l’éternité pour en faire le tour. Ils tolèrent donc ses lacunes, surtout parce qu’ils savent que le livre en question sera disponible dans les 24 ou 48 heures.

Ils ont remarqué que certains choix ont été faits en fonction d’eux, de leur préoccupation du moment. Ils ont apprécié la disponibilité de leur libraire qui s’est donné une peine incroyable pour leur dénicher ce livre introuvable épuisé depuis belle lurette.

Parfois, ils préfèrent que les gens du lieu leur fichent la paix car ils aiment flâner, toucher, feuilleter, humer, lire la quatrième de couverture, comparer, s’installer dans ces lieux « habités ». Au maître du lieu de respecter l’humeur du jour.

Voilà les principales raisons pour lesquelles nos chalands tiennent à nos librairies. Ils y trouvent de l’amour, l’amour des livres, de la lecture, des lecteurs.

Et nous sommes convaincus que toutes ces raisons sont de bonnes raisons pour soutenir la LPL et pour glisser un OUI dans l’urne le 11 mars prochain.

C’est ce OUI qui donnera la possibilité à de nouvelles librairies de s’implanter, à des jeunes de s’engager dans cette profession extraordinaire. C’est ce OUI qui nous permettra de continuer à pratiquer notre métier, celui de passeur de culture.