Corin Curschellas : c’est en six langues que je parle et que je chante

Numéro 45 – Mars 2015

Pourquoi chanter dans plusieurs langues ?
Je suis curieuse, ouverte aux autres. Je parle et je chante en six langues, romanche, suisse allemand, allemand, français, italien et anglais. Sans compter le bolobolo, la langue de l’improvisation musicale. Je veux parler avec les gens, être comprise. On se sent immédiatement moins étranger quand on parle la langue d’une région ou d’un pays. Même si la culture est très différente de la sienne, on peut communiquer et ça, c’est essentiel. À contrario, si on ne le peut pas, on se sent à part. À vingt ans, je suis allée en Finlande. La langue était pour moi un mystère car peu de mots résonnaient familièrement. J’ai souffert de ne pas avoir pu parler avec les Finlandais dans leur langue même si on parlait anglais ensemble. Je me suis sentie vraiment étrangère.

Comment envisagez-vous le processus de traduction d’une chanson ?
Je dois être dans la langue. Vivre la langue dans le pays ou la région. Je commence à penser dans la langue. Je ne traduis pas dans ma tête. Puis, je pars de la mélodie de la langue Ensuite, j’écris dans la langue… avec l’aide de dictionnaires, bien sûr.
Quand, je chante devant des gens qui ne comprennent pas la langue, c’est plus difficile. Si je chante en romanche à Zürich, je donne la traduction de mes textes même si la plupart des spectateurs aiment la mélodie de la langue sans la comprendre. Aujourd’hui, j’aime beaucoup chanter chez moi dans les Grisons. Parler la même langue est une communication directe. Du cœur à cœur.
Pourquoi ne pas traduire du romanche au français par exemple ?
Je trouve que cela ne fonctionne pas pour la poésie ou la chanson. Pour moi qui vis dans le monde des sons, la mélodie de la langue ne se transmet pas. J’écris en anglais, mais pas en italien parce que je n’ai jamais vécu en Italie. Je dois vivre quelque part pour être dans le monde des sons du lieu. J’ai chanté en italien, mais en mettant des poèmes en musique. Notamment ceux de Primo Levi.
Vous sentez-vous Suisse quand vous chantez à l’étranger ?
L’une des plus belles choses en Suisse est sa pluralité de langues. Belle comme son paysage de lacs et de montagnes. Le plus intéressant, ce qui me fascine, c’est que la Suisse est une construction imposée par Napoléon, mais qui fonctionne très bien. Je trouve terrible ce qui se passe dans certains cantons alémaniques où l’on veut supprimer l’apprentissage du français et aller vers l’anglais. On se dirige peu à peu vers une monoculture. C’est aussi ce qui se passe dans la nature où les espèces se raréfient. C’est très inquiétant…
Les langues font-elles partie de l’identité suisse ?
Quand je vivais ailleurs, je n’étais pas spécialement fière de la politique suisse, mais de sa pluralité linguistique, oui. J’aime être capable de parler et comprendre plusieurs langues. J’ai souvent été dans des situations où je devais traduire pour tout le monde. Dans le groupe Global Meeting Vocal qui rassemblait des chanteurs des quatre continents, j’étais la seule qui comprenait toutes les langues. Je devais traduire, faire partager les opinions de chacun au risque de ne plus pouvoir donner la mienne. Aujourd’hui, je prépare un projet musical qui permettra d’improviser en plusieurs langues selon les suggestions du public. J’aimerais beaucoup le présenter en Suisse romande si des programmateurs s’y intéressent.
Pourquoi aimez-vous tant parler plusieurs langues ?
Dans le canton des Grisons où je suis née, nous sommes une petite Suisse car nous avons trois régions linguistiques où l’on parle italien, romanche et allemand. Ma langue maternelle est le romanche, mais ma mère parlait aussi l’allemand. Aux Grisons, on est obligé d’apprendre une autre langue pour faire des études. Je n’ai néanmoins jamais ressenti un sentiment d’injustice car apprendre une autre langue permet d’explorer le monde. C’est important aussi de préserver sa propre langue.
Selon vous la langue romanche est-elle en danger ?
Au contraire, peut-être qu’elle va se développer. Quand on prend conscience d’une réalité, on peut la changer. De plus en plus d’enfants parlent le romanche, même si leurs parents sont venus s’installer récemment dans les Grisons et ne sont pas d’origine romanche. Mon livre La Grischa, qui reprend les chansons traditionnelles en les modernisant, est même devenu une référence dans les écoles ou pour les mamans qui chantent les chansons avec leurs enfants. C’est ainsi qu’une langue peut rester vivante : on l’habille de nouvelles couleurs contemporaines sans la détruire.