Éditeurs privés – jeux interdits

Numéro 50 – Mai 2016

Dans quelques-uns de nos grands journaux populaires, on ne propose plus seulement d’informer, de distraire, mais aussi de jouer à la loterie. Jour après jour on fait miroiter des montants de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de francs. Les deux grands groupes Ringier et TA-Média se sont lancés en effet dans le business des loteries privées. Sous l’innocente couverture de « jeux-concours » gratuits, proposés dans Blick et Le Matin, ils proposent rien moins que des loteries en réalité payantes, l’option non payante étant infestée d’obstacles qui ramènent le « lecteur-joueur » vers les voies les plus simples : un SMS surtaxé à chf 1.90 par exemple (dix fois plus cher qu’un SMS normal). Montant qui paraît dérisoire pour des gains qui ressemblent à ceux des jeux à gratter de la loterie « officielle » ; mais le taux de redistribution des gains est encore bien plus dérisoire, les chances de gagner bien inférieures comparées à celles des jeux contrôlés.

Les profits de l’opération, eux, ne sont pas dérisoires. Dans un pays où les bénéfices des loteries sont réservés par le nouvel art. 106 de la Constitution au bien commun, ces deux groupes s’octroient des bénéfices privés de l’ordre de 20 à 40 millions par an et par jeu, en proposant, au mépris des minima que la nouvelle loi impose aux loteries publiques, un taux de redistribution dérisoire de 5%. Non seulement ces groupes ignorent la future loi sur l’interdiction des loteries privées, mais ils ajoutent une pratique de rétention des montants joués qui, au Far West, leur vaudrait du goudron et des plumes (95% de l’argent misé est empoché). Ils se soustraient également à toutes les mesures de contrôle qui permettent de limiter les dégâts provoqués par l’addiction au jeu, notamment chez les mineurs : il suffit d’un SMS et d’un portable pour entrer dans la danse, sans même ouvrir un porte-monnaie ou sortir une carte de paiement. On joue sur le portable et le montant figurera sur la facture de l’opérateur mobile de papa-maman. Ces organes de presse ont de quoi faire leur promotion et ne craignent pas le ridicule en publiant les photos des « heureux gagnants »… de la somme de quatre cents francs!

Les éditeurs privés montrent à quel point la défense de leurs intérêts particuliers prime sur l’intérêt général.

Nous avons, tout au long de ce dossier sur les médias, plaidé la thèse d’une nécessaire défense des organes de presse privés. Au vu des services qu’ils rendent au bien commun, à l’échelle d’un pays comme la Suisse, une aide – sous une forme ou une autre – devrait leur être accordée. Mais pas sans conditions. Cette aide doit leur permettre de continuer à remplir ou à réanimer des pans sinistrés de leur mission d’information et de défense des valeurs assurant la cohésion du pays. Par exemple en évitant à ces grands groupes de prendre des mesures qui les amènent, soit à augmenter la pression sur les journalistes et le personnel jusqu’à remettre en question l’accomplissement de leur mission, soit à enfreindre carrément l’éthique la plus élémentaire comme c’est le cas avec ces prétendus jeux-concours.

Les éditeurs privés montrent à quel point la défense de leurs intérêts particuliers prime sur l’intérêt général. Ils ne nous incitent guère à les suivre quand ils soutiennent la roulette russe de l’initiative « no Billag » ou veulent jouer à la loterie avec les domaines les plus rentables de la SSR, afin de se les approprier. Ils sont sans aucun doute un des acteurs majeurs des médias suisses, mais il vaut mieux ne pas compter sur eux pour fournir l’orientation politique qui permettra de dégager l’ensemble du paysage médiatique suisse du goulet d’étranglement provoqué par les ressources publicitaires en partance vers internet.