Les médias et la démocratie, une forme d’intelligence collective

Numéro 50 – Mai 2016

La démocratie suisse, telle qu’elle a été sédimentée au cours des siècles, peut se voir en coupe comme une superposition de plusieurs plaques géologiques. Elles ne se chevauchent pas toujours harmonieusement et il arrive désormais que leurs frottements provoquent des tremblements de terre, comme en 1992 et en 2014.

 

Géologie de la démocratie suisse

La démocratie directe, issue des Landsgemeinde communales et cantonales des cantons dits forestiers, fournit depuis des siècles le socle inférieur. Elle ne doit rien aux « Lumières » et donne au peuple vocation de se mêler de tout. C’est lui le Souverain, rassemblant des gens qui se connaissent entre eux et ont tendance à rejeter les nouveaux arrivants, à ne se reconnaître aucune limite dans leurs attributions, jusqu’à se montrer brutaux, parfois. Les autres couches de la démocratie, plus récentes, n’ont qu’à se plier, depuis qu’à la fin du XIXe elles ont dû accepter la résurgence de cette plaque ancestrale à la surface, sous la forme, surtout, du droit d’initiative en 1891…

La couche « républicaine » de la démocratie suisse est apparue par saccades au XIXe siècle. Née de l’Acte de Médiation de 1803, mais surtout de la première Constitution fédérale de 1848, de celle de 1874, et de ses diverses révisions jusqu’au vote des femmes en… 1971, elle institue le Parlement à deux chambres, la séparation des pouvoirs et le Tribunal fédéral. Elle base ces institutions sur le respect des droits des citoyens et du fédéralisme : deux couches d’une grande fragilité, ondulantes, interpénétrées, qui enrobent le parlementarisme helvétique comme on emballe une saucisse aux choux.

En laissant dégrader son rôle de service public, la presse privée précipite son déclin.

L’ensemble des pratiques de respect mutuel des institutions et des individus permet aux diverses couches de peuples, de cultures, de langues, de s’enchevêtrer durablement, mais dans des sédiments qui restent étonnamment imperméables. Il n’en reste pas moins que la coexistence de nombreuses minorités fait de chacune d’elles, dans la démocratie directe helvétique, une éternelle perdante face à la majorité alémanique. Les mécanismes fédéralistes servent notamment à compenser la domination de la population alémanique sur les minorités latines (mais aussi, avec la disproportion propre au Conseil des États, celle des cantons citadins plus peuplés sur les cantons montagnards). À ce titre, la plaque ancestrale de la démocratie directe risque en très peu de temps d’araser la moraine qui s’est lentement déposée au cours des siècles et qui assure un équilibrage fédéraliste unique au monde.

La Suisse actuelle est gouvernée par une alliance de courants politiques, pondérée par une combinaison culturelle, linguistique et régionale qu’on résume sous le terme de « concordance ». Celle-ci n’avance pas, mais recule sous les coups de butoir de votations populaires trimestrielles. D’une démocratie directe de dernier recours, on est passé à une démocratie directe d’intervention, censée donner l’orientation du pays, ce qu’elle ne peut guère. Par contre, faire voler en éclat le fédéralisme, la séparation des pouvoirs, le respect des droits de l’homme et des traités internationaux, ça, elle le peut. Certains soubassements de la démocratie s’effritent, la fiabilité des institutions de l’État de droit s’érode, la confiance entre individus s’étiole. Bien qu’ils aient constamment le mot de patrie à la bouche, les partisans du « tout-démocratie-directe » sont à cet égard de douteux patriotes.

Les médias, la fonte des glaciers

À l’heure digitale, les individus s’interconnectent sans passer par la case médias. Certes, il y a un côté éminemment positif dans l’augmentation exponentielle de la communication entre individus, qui ne se soucie ni de l’âge, ni du genre, ni du passeport. Mais cette fois, cela se fait sans soubassement philosophique, dans un parfait tâtonnement. Et il faut bien reconnaître que, pragmatiquement, jusqu’ici, le résultat de la démocratie digitale est encore mitigé. L’humanité n’a jamais vécu une telle expérience. Et la Suisse reprend, semble-t-il, à l’époque numérique, le rôle de petit laboratoire mondial de la démocratie qu’elle a assumé une première fois à la fin du Moyen Âge et une seconde fois au milieu du XIXe siècle.

Les médias sont indispensables pour que ce nuage d’intelligence collective garde une orientation vers le bien commun.

Mais sous cette poussée digitale, la pierre angulaire des médias s’émiette, la voûte démocratique menace de s’effondrer sous les vibrations des portables, le frémissement des réseaux sociaux. La perte progressive de lecteurs papier et la baisse concomitante des ressources publicitaires ne sont que la conséquence d’un phénomène autrement plus souterrain : les médias perdent leur rôle de filtre, de maturation, de fermentation, indispensables au fonctionnement de la démocratie.

Les médias ressemblent aux grands glaciers qui font la fierté du paysage suisse. Ils sont entrés eux aussi dans une phase de fonte accélérée dont il est difficile de dire ce qui en subsistera dans 10, 25, 100 ans.

Les médias, une forme d’intelligence collective

Il y a un énorme paradoxe : la plus ancienne de ces plaques géologiques, celle de la démocratie directe, est celle qui entre le mieux en résonnance avec le mode le plus moderne d’interconnexion directe entre individus.

Il est possible qu’une des pistes d’avenir de la démocratie conduise à une consultation en ligne des citoyens, qui pourrait rendre superflu le relativement lourd processus de désignation des représentants du peuple tous les 4 ans, quand cliquer sur une option présentée sur internet à la décision du « peuple tout entier » semble à portée de souris et nous rapprocher de la « consultation permanente ». Verrons-nous une Landsgemeinde mensuelle sur internet à l’échelle de tout un pays, (et bientôt de tout un continent, voire de la planète entière) ? Quoi qu’il en soit, le retour en puissance de la démocratie directe ne peut amener un progrès pour la société suisse, et non pas la faire régresser, qu’à condition de lui appliquer un filtre correcteur qui condense, comme dans une capsule à café, les effets du fédéralisme, du respect des droits de l’homme, de la séparation des pouvoirs et des minorités. Sinon ce qui nous attend, c’est quelque chose comme un système de lynchage plus ou moins sophistiqué, la Suisse romande ou le Tessin renvoyés au Donbass ukrainien. Les médias jouent un rôle clé pour éviter que la société suisse n’éclate sous les coups de butoir des diverses plaques qui s’entrechoquent.

Au lieu de démanteler le cadre protecteur de la radio-TV, il faut au contraire l’élargir à tout le secteur des médias.

Car si l’on peut envisager toutes sortes de « fossilisations », celle du papier, voire celle du Parlement, il est un domaine que cette pétrification ne supprimera pas sans casse, c’est celui de la collecte des faits, des signes et des témoignages et leur interprétation permanente par des équipes capables d’établir les liens entre ces faits, d’analyser leurs causes, d’anticiper leurs conséquences, dans une interaction constante avec les valeurs auxquelles les membres de la société se réfèrent.

Exactement ce qui a fait défaut pour empêcher l’Ukraine d’imploser fin 2013 sous l’effet d’une vague anti-russe, certes majoritaire, mais qui aurait pu ne pas durer.

C’est un travail de fourmis que réalisent les gens de presse, mais aussi, d’une autre manière, les gens de la culture et de la création artistique. Des gens qui ne se contentent pas de réagir aux événements avec leurs tripes, leur porte-monnaie ou leur préjugés claniques, idéologiques, ou religieux, mais apprennent à tenir compte de l’intérêt général.

Plus la vitesse de communication entre individus augmente, plus le temps de réaction aux événements diminue et plus se fait sentir la nécessité d’une réflexion rapide et dense qui doit intervenir assez tôt pour exercer encore une influence sur les actions collectives avant qu’elles ne se produisent. Internet ne fait qu’accélérer le processus, il ne supprime en rien le besoin de journalistes individuels, et encore moins celui de véritables rédactions. Isolé, le journaliste est moins efficace, plus fortement soumis aux aléas et aux pressions qu’une intelligence rédactionnelle collective. Il ne suffit pas de blogs de journalistes courageux comme Politovskaïa pour faire éclore la démocratie en Russie, en Ukraine ou en Chine. Il faut une presse libre, précondition de partis libres.

Malheureusement, la Suisse n’a pas encore mis en place le cadre protecteur qui permettra aux médias de garder en vue l’objectif essentiel de la démocratie : créer une entente entre les régions, permettre aux citoyens de la démocratie numérique d’agir autrement que comme des consommateurs individuels, retranchés dans la défense égoïste ou clanique de leurs acquis, croyant bénéficier d’un accès à l’information dont la gratuité n’est qu’apparente et cache mal l’appropriation d’internet par une nouvelle oligarchie mondiale et sa surveillance par les grandes oreilles de la NSA et ses divers avatars.

Le citoyen à l’ère digitale n’est qu’un grain de poussière dans le grand nuage de l’intelligence collective. Il lui reste à découvrir à quel point les médias sont indispensables pour que ce nuage d’intelligence collective garde une orientation vers le bien commun.

Les médias, privés ou publics ?

Le paysage médiatique suisse offre aujourd’hui le spectacle de deux siècles d’évolution au cours desquels, là aussi, les couches se sont superposées. La plus ancienne est celle de la presse privée, d’une densité exceptionnelle, et qui a contribué à sauvegarder la biodiversité si complexe de la vie démocratique suisse.

La seconde couche est celle de la radio, naissant dans l’entre-deux guerres, évoluant ensuite en radio-télévision, sur un modèle étatique, marqué par la nécessité de résister politiquement et économiquement au nazisme. Ensuite, dans un contexte évoluant très rapidement, ce modèle s’est émancipé du contrôle étatique direct, pour se transformer en ce qu’on appelle aujourd’hui un « service public », obéissant à une déontologie, tout en continuant à bénéficier d’une partie des mécanismes de protection politiques et économiques qui lui assurent un seuil minimal face aux moyens disproportionnés des concurrents des pays voisins.

Il faut s’apprêter à subventionner durablement les domaines de la presse qui sont jugés indispensables au maintien de la vie démocratique helvétique.

La publicité forme la troisième couche de cette géologie des médias helvétiques. Irradiant la presse tout d’abord, dont elle est devenue le socle. Puis essayant sans grand succès de pénétrer la radio, avant de réussir à s’infiltrer à la télévision. La publicité n’a pas besoin d’occuper une position majoritaire dans le financement de la TV pour influencer profondément ses programmes. Finalement, la publicité développe une étonnante mainmise sur internet. D’autant plus insidieuse qu’on ne la remarque pas, permettant – rêve de tous les bonimenteurs – de faire croire que le produit vendu ne coûte rien.

Ce qui n’est pas sans conséquence sur la presse privée, le seul des trois domaines à dépendre d’un acte d’achat répété chaque jour, chaque semaine, mois ou année. Les organes de presse subissent une érosion constante due à la concurrence de l’information gratuite et à la désaffection pour le support papier. Perdant à la fois des lecteurs et des annonceurs, ils sont entraînés dans une spirale infernale qu’ils espèrent freiner, soit en empêchant la radio-TV de se défendre elle même contre la migration des annonceurs vers internet (TA-Média, Médias suisses), soit en s’alliant à elle dans ce but (Ringier). Mais en perdant inévitablement des acheteurs et des annonceurs, le modèle de la presse basée sur des intérêts privés ne cesse de se cannibaliser lui-même en rognant sur les secteurs les moins rentables, qui, en retour, diminuent son apport à la vie démocratique. En laissant dégrader son rôle de service public, la presse privée précipite son déclin.

Le rôle clé de la diffusion

Il y a quelques dizaines d’années, en aval de la production de films et d’émissions télévisées, est né un secteur privé qui a pris en charge leur transmission auprès des consommateurs. Depuis lors, il n’a cessé de se développer, sans qu’aucun média ni aucun mouvement politique ne s’avise de l’importance énorme que ce secteur exerce sur les infrastructures de la vie démocratique d’aujourd’hui et plus encore de demain.

Au lieu de démanteler le cadre protecteur de la radio-TV, il faut au contraire élargir cet encadrement politico-économico-légal à tout le secteur des médias, en étendant ce cadre aux organes de presse et aux diffuseurs de contenu audiovisuel et informatif. Les diffuseurs privés, en mains souvent internationales, doivent être amenés à consacrer une petite partie de leurs ressources à aider les secteurs des médias suisses qui rencontrent des difficultés structurelles à survivre. C’est donc tout le modèle de financement des médias qui doit être revu, afin d’empêcher la dégradation ou même la disparition des secteurs des médias dépendant des ventes directes ou de la publicité. Les moyens sont à chercher dans une combinaison de la redevance obligatoire, d’une nouvelle aide fédérale (basée sur les impôts et la TVA), et d’une nouvelle taxe (ou autre prélèvement) sur les diffuseurs.

La presse privée, inverser la tendance

Dans le débat politique autour de la redevance et de la publicité SSR sur internet, les éditeurs privés ont épaulé les idéologues néo-libéraux pour remettre en cause le statut de la SSR. Par un manque de clairvoyance, une vue à très court terme, en cherchant désespérément à récupérer de mini parts de marché publicitaire, ils veulent faire éclater le cadre protecteur de la radio-TV, sans craindre d’affaiblir durablement la radio-TV, voire même l’entraîner dans leur spirale infernale.

Il faut complètement inverser cette tendance. Bien sûr, il n’est pas question de laisser affaiblir le cadre qui protège la SSR, mais en même temps, la presse privée suisse, d’une densité, d’une qualité et d’une diversité inégalables dans le monde entier, doit cesser de perdre des plumes et doit pouvoir continuer à jouer globalement un rôle positif, et même indispensable à la vie démocratique suisse. Sans poser aucun ultimatum (p. ex. déprivatiser le secteur avant de commencer à l’aider) car à ce petit jeu de perdants, il n’y aura bientôt plus rien à sauver. Il faut reconnaître le rôle de service public que joue en partie la presse privée, et comme il est gravement menacé – et sans doute disparaîtra bien avant d’avoir trouvé les formes qui lui permettront de réussir sa transition au tout digital – il faut s’apprêter à subventionner durablement les domaines de la presse qui sont jugés indispensables au maintien de la vie démocratique helvétique.

C’est tout le modèle de financement des médias qui doit être revu dans une combinaison de la redevance obligatoire, d’une nouvelle aide fédérale et d’une nouvelle taxe sur les diffuseurs.

Même si elles font mine de refuser cette aide au nom de leur indépendance (du moins dans un premier temps), les rédactions de ces petits et grands journaux comprendront bien vite qu’elles n’ont aucune perte d’indépendance rédactionnelle à redouter si elles reçoivent une aide financière neutralisée (et non pas soumise au contrôle gouvernemental). Elles presseront leurs éditeurs d’accepter cette aide qui leur permettra d’inverser la tendance en assurant le maintien d’une haute qualité d’information et d’analyse, avec la réapparition de grandes enquêtes, de pages culturelles et de débat sociétaux, tout ce qui en Suisse fait et faisait la richesse de la vie informative et culturelle dans chacune des régions.