Soutenir un art jeune dans un canton jeune

Numéro 48 – Décembre 2015

Un homme, un seul, sur scène. Le comédien Lionel Frésard présentait ce printemps son spectacle Molière-Montfaucon 1-1, le récit théâtral de son adolescence jurassienne et de sa vocation née entre deux buts sur le terrain de foot du village franc-montagnard. Un spectacle émouvant et intelligent. Les premières représentations ont eu lieu dans la halle de gymnastique du village. Les personnages du spectacle étaient dans le public, on a ri et pleuré, c’était un triomphe. Depuis, Lionel Frésard exporte avec autant de succès son talent dans d’autres salles de Suisse romande.

Ce one-man-show, fait de décors rudimentaires, ne demande pas un équipement scénique exigeant. Pourtant, la compagnie jurassienne Extrapol, dont fait partie Lionel Frésard, a rivalisé d’astuces pour créer dans une halle de gym : le matériel d’éclairage à disposition se réduisant à quelques spots, il a fallu louer à Moutier (40 kilomètres) la moitié des projecteurs, quitte à passer davantage de temps sur la route que dans la salle. La créatrice décors et costumes a improvisé un atelier dans les salles paroissiales. La technicienne son s’est débrouillée pour améliorer les installations prévues pour les lotos. Et les répétitions se sont tenues entre les cours de gym et les entraînements de la Femina.

Bien sûr, le village de Montfaucon s’imposait pour la création de ce spectacle identitaire. Les efforts déployés étaient volontaires. Mais pour la dizaine de troupes théâtrales professionnelles que compte le Jura, les conditions sont quasiment les mêmes. Depuis des années, les metteurs en scène bricolent dans des salles qui n’ont pas été prévues pour les arts de la scène. Une comédienne m’expliquait qu’elle était souvent contrainte de se tourner vers le public pour dire son texte plutôt que vers celui qui lui donne la réplique, au risque que personne ne l’entende. Au pays de Zouc, les théâtreux méritent mieux.

En cette fin d’année, après un demi-siècle de pourparlers patients et de projets successifs, le théâtre CREA (pour Centre d’expression des arts de la scène) à Delémont, est enfin présenté au Parlement jurassien. Si tout va bien, en 2019, le Jura aura un théâtre avec une salle de 450 places, un gril, une fosse d’orchestre, des salles de répétitions. On pourra diffuser les créations jurassiennes plus largement et accueillir des spectacles d’envergure qui, jusqu’ici, ne pouvaient pas être présentés dans le Jura.

Déraisonnable ? Sûrement pas

L’équipement du futur théâtre répond au besoin de la région et tient compte des lieux existants. Pour éviter au maximum de générer une concurrence, les centres culturels régionaux, qui programment dans les trois districts du canton, seront invités à participer à l’élaboration de la saison du théâtre cantonal. Agissant comme vitrine de la vitalité artistique existante, il offrira davantage de visibilité aux troupes amateurs qui fleurissent alentour. Le tout dans une enveloppe architecturale sobre et fonctionnelle. Coût global d’investissement : 24 millions de francs. Budget de fonctionnement : 3 millions dès l’ouverture. Difficile d’être plus raisonnable.
L’entente entre partenaires publics et partenaires privés joue un rôle essentiel dans le projet. Le théâtre fait partie d’un complexe immobilier qui comporte des logements, un centre commercial et un parking. La conception de cet ensemble multifonctions est régie par un contrat de partenariat minutieux entre la ville de Delémont, le canton du Jura, le constructeur HRS et l’entreprise Coop.

Contribuer à l’accessibilité de la culture,
c’est aussi participer à l’essor économique d’une région.

Et la collaboration ne s’arrête pas là. Dans son message au Parlement, le Gouvernement jurassien envisage que la Fondation de droit privé qui gérera le CREA obtienne des fonds tiers à hauteur de 8 millions pour la construction, puis 880’000 francs pour le fonctionnement annuel du théâtre dès son ouverture. Un tiers privé, deux-tiers publics. Sans cet apport pour la partie culturelle, ni le théâtre, ni le centre commercial, ni les logements ne sortiront de terre. Un pari risqué mais qui reflète bien les contraintes auxquelles la culture fait face désormais, dans le Jura comme ailleurs. Et cela même si le Jura présente ses tout premiers investissements d’envergure dans ce domaine depuis la création du canton en 1979.

Pour les sponsors potentiels, la carte de visite est intéressante : investir dans les arts de la scène dans un canton jeune, c’est appliquer une cure de jouvence à son image. Le visiteur extérieur est toujours étonné de voir à quel point la moyenne d’âge du public de théâtre dans le Jura est peu élevée. La création d’une filière gymnasiale avec option théâtre à Porrentruy, la première et l’unique de Suisse, n’y est pas étrangère. Les efforts importants en médiation ne le sont pas non plus. Contribuer à l’accessibilité de la culture, préparer l’avenir, sont des arguments porteurs pour des marques qui puisent leur savoir-faire et leur crédibilité dans la tradition, à l’égide des entreprises horlogères. C’est aussi participer à l’essor économique d’une région. À la suite de plusieurs études internationales, la Haute école de gestion Arc a conclu, en 2012, que chaque franc de subvention accordé par le canton à des acteurs culturels génère entre 3 et 5 francs de dépenses réinvesties à 90% dans l’économie régionale.

Contribuer à faire grandir un théâtre, c’est associer son image à ce qu’il y a de plus profond dans chaque être humain : l’émotion.

Contribuer à faire grandir un théâtre, c’est enfin associer son image à ce qu’il y a de plus profond dans chaque être humain : l’émotion. Qu’il soit drame ou comédie, le théâtre s’en nourrit. « On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées » disait Molière. Le Jura vaut bien un théâtre, n’est-ce pas Monsieur Frésard ?