Édito n°56, décembre 2017 – Le Contrat asocial

Numéro 56 – Décembre 2018

On sonne à ma porte le 4 mars 2018. Un jeune homme bien mis, qui inspire confiance (« Bonjour, je m’appelle Phillipe N., je suis avocat et conseiller national d’un parti gouvernemental »), me propose de m’offrir 365 frs chaque année, à condition que j’appose ma petite signature au bas d’un contrat écrit en petits caractères. Comment ne pas se laisser tenter ?

Ce n’est toutefois pas un simple cadeau. C’est un contrat. Et il me vient à l’esprit de lire les petits caractères. J’y vois que je m’engage à long terme et pas seulement pour ma petite personne : il s’agit de modifier le code des lois de mon pays, la Constitution. Je suis aussi censé m’engager envers ma famille, mes amis, mes voisins, mes collègues de travail, mes concitoyens des autres régions, afin qu’à l’avenir, nos joies ou nos inquiétudes, notre besoin de comprendre ce qui nous arrive, nous les confiions à des chaînes de radio-tv internationales, parce que le contrat prévoit qu’on ne pourra plus aider les nôtres. (Et en tout petits caractères qu’il faut lire à la loupe). Il n’est pas certain que ces chaînes étrangères aient beaucoup de place pour notre petit bout de continent, sauf pour des faits sanglants, bien entendu. En fait, il faut s’attendre à l’oubli, comme pour les régions françaises. Le sympathique jeune homme tente un dernier argument pour extorquer ma signature : selon lui, je n’ai pas à prendre un ton d’enterrement, la suppression de deux tiers de ses moyens n’empêcherait nullement le service public de radio-TV de trouver d’autres moyens de se financer…

Quels moyens ? La publicité sur la RTS ne se développe plus, même en instaurant une désagréable interruption des programmes ; elle préfère internet. D’ailleurs, trop de publicité tire les programmes vers le bas, la brutalité, le racolage. Sans compter une ligne encore plus discrète que je découvre dans le contrat et qui signale que le financement public serait interrompu d’un coup sec le 1er janvier 2019. Une RTS obligée de fermer boutique sans délai en dix mois échapperait difficilement à la faillite. Quel privé voudrait relancer une radio-TV de cette qualité et de cette ampleur, couvrant aussi bien l’info que la culture, le divertissement que le sport, dans laquelle il faudrait investir au bas mot un milliard pour racheter les dépouilles de la RTS et les rénover ? Quel éditeur privé fournirait cette mise, sachant qu’il faut prévoir un fonctionnement de 500 millions par an, alors que dans la balance, les rentrées du marché publicitaire romand radiovisuel ne pèsent pas beaucoup plus de cent cinquante millions par an ? Il faudrait réintroduire un abonnement. Pour couvrir un même éventail de programmes, on en reviendrait très vite au franc par jour qu’on était censé s’éviter...

Le démarcheur, je viens poliment de le renvoyer. Je sais qu’il va trouver au coin de la rue quelques oreilles complaisantes pour entendre que c’est trop cher payé pour des radio-TV pas regardées (et nombre sont de mauvaise foi en oubliant les diffusions sur internet). Si ces concitoyens l’emportent, à cause d’eux, j’habiterai désormais dans un pays riche, vanté jusqu’alors pour la douceur d’y vivre, et qui prendra le risque, afin d’économiser un quart du prix d’un café par jour, de renoncer à se forger une image de lui-même et d’éroder la confiance qui y règne. Aux moindres divergences dans la façon de voter, les relations avec les autres régions vont s’enflammer, et le sentiment d’appartenir à une minorité peu considérée par la majorité alémanique s’accroître. Tous les pays proches qui ont subi une dégradation de leurs médias radio-visuels, comme l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, ont connu ces dernières années une grave altération de leurs relations d’une région à l’autre, comme ces derniers jours, la Catalogne, ou de leurs relations avec le reste du monde, comme le Brexit.

La SSR et les radio-TV locales ont quelque chose à voir avec le mode vie dans ce petit territoire où on ne fait pas tout comme les autres, où on respecte les minorités, et où on croit en son destin sans pour autant souhaiter écraser les voisins. Ce climat vivable, dû en partie à la confiance qu’inspirent nos médias radio-visuels, il a fallu des décennies pour l’instaurer, peut-être même plus. On peut le casser en une votation.