Le paradoxe des médias

Numéro 66 – Juillet 2020

Pour les médias suisses, ce printemps de confinement, ce fut Jean-qui-rit-Jean-qui-pleure. Les médias ont senti la corde digitale se serrer encore un peu plus autour de leur cou, mais des aides politiques ont été mises en place, qui semblaient totalement hors de portée jusqu’ici.

Le nez collé aux écrans – on parle d’une augmentation d’une heure par jour en moyenne – le public n’a jamais été aussi friand de fictions et d’informations. Les journaux papier n’ont jamais été aussi lus, les séries regardées, les informations radio écoutées. En même temps, les médias n’ont jamais été aussi mal financés. D’un jour à l’autre, la tendance à l’œuvre depuis vingt ans s’est accélérée : en perdant sa publicité, la presse papier a perdu la majorité de ses ressources. La publicité a accentué sa fuite vers les aspirateurs Google et les réseaux sociaux. Rien n’indique que le mécanisme qui reliait les médias privés au nombre de leurs lecteurs sortira intact de la pandémie. Un nouveau titre a disparu, Le Régional, dans l’Est vaudois, accentuant encore plus le monopole lémanique de TX Group (24 heures, Tribune de Genève, 20 minutes, etc.) sur les informations papier.

Après des années à nier le danger d’une telle évolution pour la démocratie, le gouvernement et le Parlement ont fait sauter deux verrous et trois tabous. Outre les mesures générales dûes au Covid, les rabais pour la distribution des abonnements à la presse papier seront augmentés, et les grands journaux pourront également en bénéficier, pas seulement les petits tirages. Dans ce domaine, un autre tabou est sur le point d’être levé : les services privés qui opèrent la distribution matinale devraient aussi être subventionnés, pour autant que les syndicats veuillent bien reconnaître que La Poste et son système inadapté aux abonnés ne soit pas le seul service digne d’être aidé.

Surtout, un plus grand tabou est tombé. Les éditeurs ont cessé de refuser l’aide de la collectivité et ils ont sollicité les annonces de l’État en remplacement de la publicité commerciale. Les petits éditeurs locaux réclament une aide communale (sans trop regarder à ce qui adviendra de leur indépendance politique). Les grands titres envisagent des aides que les syndicats et les partis veulent conditionner à la renonciation des bénéfices, ce qui conduit à une situation de blocage parfaitement anachronique (les bénéfices des éditeurs papier appartenant au passé), alors que le vrai débat porte sur le moyen d’empêcher la prise d’influence que risque d’entraîner une aide de l’État – de la Confédération aux Communes – sur la liberté éditoriale.

D’un jour à l’autre, la tendance à l’œuvre depuis vingt ans s’est accélérée : en perdant sa publicité, la presse papier a perdu la majorité de ses ressources.

Espérons que CULTURE ENJEU, Médias Pour Tous et les associations similaires en Suisse alémanique ne restent pas seuls à proposer une instance neutre financée par la collectivité, qui se place entre, d’une part, les éditeurs et, d’autre part, les Communes, les Cantons et l’OFCOM fédéral. Quelle que soit sa forme (association, fondation, etc.), cette instance gérée paritairement par les éditeurs et les journalistes est la seule à même de garantir une aide structurelle protégée des influences politiques et économiques, sur le modèle de la Fondation romande pour le cinéma. Combien faudra-t-il sacrifier de postes de journalistes et de titres, pour que cessent enfin ces blocages ?

Certes, quelques millions sont prévus au niveau fédéral pour les médias numériques et pour l’ATS, comme nous le souhaitions, mais les journalistes libres, les plus touchés par les effets de la pandémie, restent sur le carreau. Seul léger espoir, une phase test du Pacte de l’enquête et du reportage est en voie de lance- ment en Suisse romande, avec des moyens encore très modestes offerts par des fondations privées comme la Fondation Aventinus, en attendant l’appui des Cantons et des grandes Communes de Suisse romande.