Les artistes romands sont-ils perdants ?

Numéro 63 – Septembre 2019

Les caisses de pension viennent de lancer un gros pavé en révélant l’état critique dans lequel se trouve actuellement le monde du spectacle romand. Le constat est accablant. Les artistes en général et les principaux acteurs au devant de nos scènes, gens du spectacle, comédiennes et comédiens en particulier sont depuis trop d’années en déshérence. Que s’est-il passé ?

Les caisses de pension viennent de lancer un gros pavé en révélant l’état critique dans lequel se trouve actuellement le monde du spectacle romand. Le constat est accablant. Les artistes en général et les principaux acteurs au devant de nos scènes, gens du spectacle, comédiennes et comédiens en particulier sont depuis trop d’années en déshérence. Que s’est-il passé ? Depuis le milieu du XXe siècle pourtant, les gens de théâtre qui résident dans ce coin de pays ont été constamment la source et la force principale d’une authentique création qui permettait à cette « province qui n’en est pas une » selon la formule ramuzienne, de ne pas l’être non plus en ce qui concernait l’art de la représentation. Qu’est-ce qui a détruit cela ? Par quel enchaînement d’impéritie et d’aveuglement ? Depuis trop longtemps sans doute, on remarque un abaissement insensé de la « limite d’âge » après laquelle les artistes de la scène ne semblent plus pris en considération. La « date de péremption » semble avoisiner de plus en plus la fin de la trentaine. L’emballement fou vers un « jeunisme » exacerbé ne fait évidemment pas l’affaire du milieu théâtral, mais plutôt de ceux qui fourbissent cette surenchère. Tout le système semble organisé pour épuiser puis jeter au plus vite les « fous » qui se lancent dans ce métier. La vieille idée réactionnaire : « Ça leur passera, lorsqu’ils seront devenus un peu adultes ! ils en viendront aux choses sérieuses et seront enfin utiles... » est en pleine démonstration de son pouvoir de nuisance et en dit beaucoup sur le grave état de régression politique dans lequel nous nous trouvons depuis quelques décennies.

Alors quoi ? Il n’y aurait plus d’avenir ici pour un art de la représentation ni une expression théâtrale authentique et de valeur ? C’est certainement le cas en l’état, avec le système actuellement en place, où l’administration de la culture artistique reproduit ses propres schémas administratifs et de gestion sans laisser de place ni de choix aux artistes.

Ce système fonctionne pourtant uniquement grâce aux créateurs, mais les relègue au rang de marchandise sans cesse menacée de moins-value parce qu’on pourra toujours prétendre que l’herbe du voisin est plus verte et que les spectacles moins coûteux qui poussent comme des champignons partout ailleurs sont plus intéressants et « parlent » davantage et sont plus « rares », donc forcément plus distinctifs. Les élites dirigeantes de chaque pays, surtout ceux mal développés culturellement, ont toujours besoin de se distinguer en sélectionnant ces apports-là.

Bien sûr, il y a des exceptions heureuses, des îlots ou oasis où il reste possible aux artistes de créer du bonheur avec leur spectacle. Et pourtant, même là, les conditions se détériorent et le nombre de représentations possibles se réduit drastiquement tant la nécessité de survivre pousse à la surenchère de groupes et de productions.

Pour les tenants des politiques culturelles, pas d’autre échappatoire à cette spirale vers le trop peu et le trop petit – chaque artiste étant poussé à devenir lui-même sa propre micro-entreprise amenant une saturation mortifère – qu’un changement de paradigme et au passage d’une politique de l’offre à une autre de la demande.

Pour les artistes de la scène en revanche, quelle option demeure ouverte aujourd’hui s’ils veulent persister à vivre ici de leur métier ? Il ne leur reste sans doute plus guère qu’à réussir ce qu’ils ne sont pratiquement jamais parvenus à faire ou si rarement et brièvement : trouver comment mieux s’unir pour se défendre. Une belle réussite avait couronné le mouvement de défense des métiers intermittents, auxquels il avait été accordé quelques dérogations qui sauvaient pour un temps leurs possibilités réelles d’obtenir des droits. Ceci gagné, le mouvement s’est dissous et le grignotement des droits a repris et même empiré. Dans une démocratie, si l’on n’est pas cul et chemise avec le pouvoir, il faut avoir la force de représenter sa cause, être capable de se mobiliser et de revendiquer. Sans cela, personne n’est pris au sérieux. Les gens des arts de la scène ont un syndicat, c’est déjà quelque chose. Peut-être qu’une autre force, politique, leur serait aussi nécessaire. À eux de voir. C’est de leur peau qu’il s’agit après tout.