L’agenda culturel de… Virginie Rebetez

Numéro 65 – Mars 2020

Somptueux et onirique, son travail tisse des liens entre la vie et la mort. Approchée par Alain Berset, Virginie Rebetez a eu l’honneur de retrouver une de ses photographies au recto de la carte de vœux du conseiller fédéral en 2019.

IIdentités perdues, personnes absentes ou disparues: proche de l’enquête sur le terrain, le fil rouge du travail

de Virginie Rebetez s’assimile à la quête de la pièce manquante d’un puzzle. Ne pas s’y méprendre pour autant, l’artiste lausannoise de 40 ans ne cherche pas à relater la vérité dans ses projets, elle crée plutôt un récit avec les informations récoltées en reprenant les pièces d’un dossier qu’elle mélange pour en faire autre chose. Cette narration avant tout photographique aboutit généralement à des portraits imaginaires fragmentés et très documentés. Le regard pétillant sous sa sombre frange, l’artiste aime rire autant qu’elle est passionnée par son travail. «Je ne fais pas de différence entre ma vie et mes projets», dit-elle, avant de préciser: «Tous mes projets sont reliés les uns aux autres. Dans chacun de mes travaux je sème une petite graine qui poussera dans le suivant.»

À l’issue de sa formation au CEPV de Vevey en 2005, elle s’inscrit à la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam, où elle reste durant sept ans. Elle s’oriente alors vers les résidences. Soutenue par Pro Helvetia, elle se rend pendant quatre mois en Afrique du Sud en 2013 et découvre un rituel qui la fascine dans un grand cimetière de Soweto, le township proche de Johannesburg. Après la cérémonie de l’enterrement, la pierre tombale de la personne morte est emballée en attendant de trouver le financement de la deuxième cérémonie, celle du dévoilement. Son intérêt se porte sur cette période entre deux, une alternance qui peut durer plusieurs années, pendant laquelle « symboliquement la personne n’est comme pas encore vraiment morte », explique-t-elle. «Ce n’est plus pour honorer la vie sur terre du défunt, mais pour célébrer sa vie après», précise-t-elle.

Série monumentale et disparitions mystérieuses

Cet envoûtant cérémonial donne lieu à une série monumentale de l’artiste, qui recevra de nombreuses récompenses, notamment le prix Leica au Festival international de mode et de photographie d’Hyères, en France, et les Swiss Design Awards en 2014. Plus tard, elle bénéficie d’une résidence du canton de Vaud, d’une durée de six mois, à New York. Son travail autour de la disparition de Suzanne Gloria Lyall en 1998 donne lieu à son premier livre, Out Of The Blue, sorti en 2016, parsemé de photos de famille, de dossiers de police et de presse, et de correspondances avec des médiums. Sélectionné aux Swiss Design Awards et exposé durant Art Basel en juin 2019, son ouvrage Malleus Maleficarum retrace le mystère autour d’un homme accusé de sorcellerie et brûlé au bûcher à Fribourg en 1628. Au détour de photos de portraits, de paysages, d’objets et retranscrivant sous forme de discussions les séances médiumniques qu’elle organise avec des médiums, Viriginie Rebetez dresse le portrait de cet homme en filigrane au fil des pages. Lauréate de la Bourse des arts plastiques 2019 du Canton de Vaud, elle travaille sur un nouveau projet regroupant photographies, textes et vidéos autour d’une femme décédée en 2014, restée non identifiée à ce jour, fait rarissime en Suisse. Transgressant les occultes tabous autour de la mort, Virginie Rebetez démontre l’absurdité et la profondeur de l’existence dans sa quête artistique.

Portrait issu de la série
Malleus Maleficarum,
Rasia Baumgartner, Fribourg, 2018
© Virginie Rebetez
Tombe emballée de la série Under Cover, Untitled #3 2013
La photo choisie par Alain Berset pour ses vœux 2020

Une expo

«Une expo que je ne vais pas louper! Même si c’est loin, l’expédition vaut clairement la peine: Huit femmes photographes de guerre exposées, dont la grande Susan Meiselas, une de mes role models! Énorme respect!»

Women War Photographers, Fotomuseum Winterthur.
Du 29 février au 24 mai 2020

© Carolyn Cole, Los Angeles Times.

Un livre

«Le prochain sur ma liste est le dernier ouvrage de Yôko Ogawa, Instantanés d’ambre (sortie en février 2020). Coup de foudre il y a cinq ans, ses livres ont, depuis, rempli ma bibliothèque. L’au- teure, elle, a intégré très vite mon cercle d’amis invisibles.»

Instantanés d’ambre, de Yôko Ogawa (Éd. Actes Sud)

Un disque

«Plein de streams! Je suis assez obsessionnelle, donc les derniers découverts tournent en boucle pendant des semaines, du matin au soir jusqu’à ce qu’ils s’épuisent (et épuisent ceux qui m’entourent...), puis je passe aux suivants. Voici mes morceaux du moment :

Audacity, de Stormzy; Two Weeks, de FKA Twigs; To the Light, d’A.CHAL; Borrowed Love, de Metro Boomin feat. Swae Lee & WizKid; Show me respect, de Giggs, Where & When, de P Money; Bac +12, de Hamza feat. Koba LaD; Chromé, de Maes; Guilty Conscience, de 070 Shake»

Un spectacle

«Le dernier spectacle que j’ai vu et adoré, c’est Le souper, de Julia Perazzini, à l’Arsenic, à Lausanne, en novembre 2019. Sur scène, un énorme tissu de velours vert, Julia et son frère aîné, mort avant qu’elle ne naisse.
Je suis hyperimpressionnée et admirative de la présence et la subtilité de l’artiste. Un dialogue imaginé qui traverse le temps et l’espace. Des réflexions sur le temps, l’absence, la mort, amenées avec grande intelligence et humour. En attente de son prochain spectacle!»

Un film

«Je l’ai vu récemment et je le trouve exceptionnel. Entre documentaire, performance et acte psychomagique, le film est réalisé dans le centre de détention utilisé par les Khmers rouges entre 1975 et 1979, où 17000 pri- sonniers ont été interrogés, torturés puis exé- cutés. Deux des sept survivants reviennent sur les lieux et rencontrent certains de leurs bour- reaux. Ils «rejouent» ensemble leurs gestes. Très fin et subtil, rien n’est larmoyant ni grossier. C’est vraiment un film intelligent!»

S21, du réalisateur cambodgien Rithy Panh