« Le monde serait plus heureux en consommant moins »
Ses illustrations sur les transformations urbaines dans les années 1970 ont marqué plusieurs générations de suisses. Quelques jours après son 78e anniversaire, Jörg Müller replonge dans ses archives pour CULTURE ENJEU et partage sa vision du monde actuel.
Vos ouvrages sur les transformations urbaines dans les années 1970 ont cette particularité de ne jamais montrer un point de vue nostalgique du passé et encore moins un ton moralisateur.
J’avais cette volonté de ne jamais porter aucun jugement. D’ailleurs, si vous regardez les premières images, elles ne montrent pas une ville idyllique non plus. Dans la dernière image de la transformation d’une ville, j’ai choisi de la montrer de nuit avec les décorations de Noël, les enseignes au néon, pour donner un aspect sympathique à cette ville devenue horrible.
Quel regard portiez-vous alors sur l’évolution architecturale ?
Je vivais dans une vieille maison destinée à être démolie à Bienne, on y était bien. Avec les voisins, nous parlions beaucoup des blocs d’habitation dans lesquels les locataires se disputent pour la buanderie et le parc à vélos. Mon ami urbaniste me répétait souvent : « Détrompe-toi, dans vingt ans, ces blocs plairont à tout le monde ! ». Il avait raison.
Vous avez participé à quelques interventions urbaines à Bienne, comme le centre autonome de la Coupole que vous aviez repeint avec trois autres artistes. Parlez-nous du Palais des Congrès.
Je l’ai représenté sur la façade du cinéma Rex, dans un dessin où King Kong le détruit. J’ai toujours considéré cette construction un peu absurde, car pas très vivable. Ce bâtiment réalisé par Max Schlup se revendiquait un peu futuriste à l’époque de sa construction. Son architecture d’inspiration américaine voulait donner l’impression d’une tour énorme avec ces petites fenêtres. Bienne se voyait un peu trop grande, son slogan était «ville du future, Stadt der Zukunft». Sans ne jamais l’avoir trouvé beau, je trouve très bien que le Palais des Congrès soit protégé, il représente parfaitement l’état d’esprit des années 60 et cette volonté de modernisme.
Comment voyez-vous le monde aujourd’hui ?
Mon regard est assez pessimiste… On nous assène qu’il est midi moins cinq, je crains qu’en réalité il ne soit déjà midi et demi. Nous sommes en pleine destruction et les causes n’ont pas changé : le capitalisme. A mesure que l’humanité devient moins sociale, chacun consomme égoïstement. Cette situation nous amène à une réaction primitive, la lutte des uns contre les autres.
Que racontent les villes aujourd’hui ?
Elles sont devenues très uniformes, on ne remarque plus vraiment de différences entre elles. Elles perdent leur âme. Tout est propice à la consommation dans des villes où les magasins sont tous les mêmes.
Originaire de Zürich, vous avez vécu à Bienne et êtes installé aujourd’hui à Hambourg depuis une dizaine d’années. Comment définissez-vous cette ville ?
J’y suis venu pour une raison sentimentale, mon épouse est allemande. Comme Berlin, Hambourg est une ville très espacée. Nous sommes installés loin du centre, dans une maison entourée d’arbres au bord d’une rivière, c’est très romantique. De par son caractère portuaire, on ressent son ouverture sur le monde. Les premières fois, la propreté et l’ouverture d’esprit des gens de cette ville assez riche m’ont rappelé Zürich. Je m’y suis fait beaucoup d’amis rapidement.
Que pensez-vous du développement de la mobilité douce ?
Partout, on observe de plus en plus de pistes cyclables, le vélo est devenu un moyen de transport très important. Malheureusement, on voit toujours autant de voitures, même s’il semble que la population prend conscience qu’il n’est plus possible de continuer ainsi.
Le vélo symbolise-t-il un avenir plus radieux ?
C’est avant tout très pratique. Le cyclisme a beaucoup évolué ces dernières années. Les vélos sont plus rapides et faciles à manipuler. A l’époque, on voyait surtout les jeunes et les personnes moins fortunées se déplacer à bicyclette. Aujourd’hui, ne pas posséder de Mercedes n’est plus un signe de pauvreté.
Que pensez-vous d’une personnalité comme Greta Thunberg ?
Elle dit tout haut ce que les lobbies refusent d’entendre. La controverse à son sujet est logique : personne n’apprécie la vérité quand on se sait ou se sent coupable. Cela provoque la haine. Je suis très impressionné qu’elle ne soit pas rattrapée par le star-système. On ne l’achète pas. Même devant les plus grands de ce monde, elle ne tremble pas. Elle dit ce qu’elle pense, je la trouve merveilleusement honnête.
Pensez-vous qu’il est encore temps d’éviter la catastrophe ?
Il n’est pas trop tard pour améliorer le monde, mais l’important est plutôt de changer l’humanité. Pour cela, il faut trouver un moyen de calmer cette course folle d’égoïsme et de consommation.
Quel lien entretenez-vous avec les médias sociaux ?
Là j’avoue, je suis un peu ringard (rires). Je trouve bizarre ce manque de discrétion, cet étalage d’intimité et j’ai l’impression que la plupart des utilisateurs n’ont pas conscience d’où mène cet exhibitionnisme. Nous sommes contrôlés partout, nous en avons pour preuve la publicité ciblée, c’est infernal ! Quand je vois des amoureux chacun sur leur smartphone dans le train, je ne condamne pas, mais cela me dépasse. Quand j’étais plus jeune, je pensais ne jamais devenir comme mes parents qui ne comprenaient plus le monde. Pourtant, cela m’est arrivé plus tôt qu’à eux-mêmes.
Vous avez aussi travaillé dans la publicité, quel impact a-t-elle eu sur votre manière de voir les choses ?
Lorsque j’étudiais à l’école des arts graphiques de Bienne, nous voulions tous devenir artistes et nous méprisions la publicité. A part quelques grands artistes comme Herbert Leupin, cela ne m’intéressait pas. Mais il faut bien gagner sa vie, et la publicité était un moyen pour cela. Sans grande conviction, j’ai travaillé en agence à Paris puis à Bienne. C’est devenu beaucoup plus intéressant lorsque j’ai travaillé à mon compte pour la Ligue suisse contre le cancer. J’étais très impliqué dans mon mandat d’illustrations pour dissuader les jeunes de fumer. Pourtant j’étais et suis toujours un grand fumeur. Cela avait du sens pour moi et je n’aurais jamais accepté de travailler pour une marque de cigarettes.
A quoi ressemble votre ville de rêve ?
C’est très difficile de répondre à cette question, j’y pense depuis toujours sans réponse précise jusqu’à ce jour. Mon monde utopique serait celui où le social et le politique reprendraient leur place. Où les gens réaliseraient qu’ils sont plus heureux en consommant moins. Je sais, c’est une grande illusion (rires).